Comment valoriser des collections de vêtements rares, fragiles et de grande valeur d’un point de vue patrimonial ? C’est de cette interrogation qu’est né le projet Material soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR Material). Un besoin formulé par le musée d’ethnographie de l’université de Bordeaux (MEB) il y a plus de dix ans et rendu possible grâce aux technologies développées par deux équipes-projets Inria (Manao et Maverick) communes à l’université de Bordeaux (LaBRI), à l’université Grenoble-Alpes et au CNRS.
Ce programme, qui vise une numérisation fidèle de l’apparence de tissus anciens et leur impression en 2,5D, a pour objectif de développer des outils pour l’acquisition, la visualisation et la restitution des artéfacts conservés. Pluridisciplinaire, ce projet confronte différentes approches en sollicitant l’expertise d’ethnologues, d’informaticiens, de mathématiciens, de physiciens et d’industriels. Une coopération entre des sciences dites « dures » et sociales qui souligne l’organisation de ce collectif.
L'ANR Material en chiffres
doctorants
chercheurs
ingénieurs
experte en textile
ethnologues
heures de numérisation pour 1m²
kilomètres parcourus
articles parus
Parmi les 480 textiles qui composent la collection du musée d'ethnographie de l'université de Bordeaux (MEB), huit ont été sélectionnés pour être numérisés, dont trois entièrement, en raison de leurs signes particuliers et de leur rareté. Un processus complexe qui demande d’étudier en détail la hauteur, la profondeur et le volume de ces objets qui proviennent pour la plupart d’Asie du Sud-Est et datent du XIXe siècle.
La numérisation de ces vêtements et la production de fac-similés en relief nous permet de faciliter l’étude et la transmission de ces objets, de documenter les matériaux utilisés, les techniques de fabrication, d’assemblage et de décoration en limitant leur manipulation
précise Solenn Nieto, chargée des collections du MEB. Restituer l’apparence d’un objet et représenter les différentes matières qui le composent relève d’un challenge. Du fait de leur texture, de leur aspect et de leurs qualités mécaniques, la numérisation des textiles qui composent la collection du MEB n’est pas aisée. Du point de vue patrimonial, la procédure d’acquisition doit avoir un impact minimal sur ces objets dont la manipulation est à proscrire.
Un défi scientifique, technique et humain
L’apparence est au cœur du projet de recherche de Manao. Elle se caractérise par la combinaison de trois choses : la lumière, la forme et la matière d’un objet. Les textiles de la collection du MEB affichent un grand nombre d’effets optiques qui nous intéressent : reflets de fils dorés et de boutons métalliques, anisotropie des trames des tissus, amas de fils effilés, variations de motif des patchworks, etc. Cette diversité et la richesse de la réflectance des matériaux représente le défi de ce projet ANR.
Romain Pacanowski est ingénieur de recherche au CNRS et membre associé de l’équipe-projet Manao. Rattaché au laboratoire photonique, numérique et nanosciences (LP2N), sous la tutelle de l’université de Bordeaux, l'Institut d'Optique Graduate School et du CNRS, il a supervisé le développement d’une plateforme d’acquisition qui permet de restituer virtuellement l’apparence et la forme d’objets patrimoniaux d’une fragilité extrême. En effet, les fibres naturelles des textiles sont vulnérables aux variations d’humidité ou à l’exposition aux rayons ultraviolets (UV). Capturer la complexité de leur apparence s’avère limité par ces exigences. Un cahier des charges a donc été établi pour répondre aux objectifs de valorisation et de conservation.
Cahier des charges
- Les matériaux amenés à être en contact avec l’objet doivent être chimiquement neutres.
- L’objet doit rester dans une position inaltérée et statique lors de la mesure.
- L’objet ne doit être soumis à aucun effort mécanique.
- La continuité des conditions de stabilité de l’humidité, de la pression et de la température doit être assurée.
- Les ultraviolets et infrarouges sont interdits.
- La lumière visible a une dose d’exposition limitée.
- L’appareil doit pouvoir être utilisé par un non-spécialiste, préalablement formé.
Ce cahier des charges a permis de tracer les grandes lignes du prototype développé et de guider le choix du matériel. Un travail rendu possible grâce à la thèse d’Antoine Lucat. Ce doctorant a rassemblé des expertises en optique, mathématiques, programmation et robotique pour concevoir une plateforme d’acquisition numérique dont l’objectif est de restituer de la manière la plus réaliste possible la collection du MEB.
Restituer la richesse des détails du regard
Cinq ans de recherche et de conception, avec l’aide de collaborateurs internes et d’industriels, ont été nécessaires à l’élaboration d’un prototype qui peut être divisé en cinq grands ensembles :
- Un dôme de LED. Un ensemble de 1 080 LED blanches réparties uniformément sur un dôme. L’allumage d’une LED permet le choix de la direction d’éclairage.
- Un appareil photographique. Doté d’un capteur couleur 12 mégapixels, cet appareil photo est capable de capturer de l’ordre de 100 images par seconde avec une grande cadence de mesure. Il est doté d’un objectif 35 mm. Ensemble, à la distance minimale de mise au point, cet appareil peut résoudre des détails de l’ordre de 50 μm.
- Un scanner 3D. D’une précision théorique constructeur de 30 μm, celui-ci fonctionne par balayage laser. Il permet d’obtenir une mesure de la surface, indépendante des effets de réflexion.
- Un robot 6 axes. D’une envergure de 1,1 m, il permet de positionner n’importe quel matériel dans l’enceinte du dôme avec une très grande précision constructeur annoncée de 100 μm. Il a pour rôle de déplacer la caméra et le scanner 3D.
- Une table de rotation porte-échantillon. Elle supporte l’objet et permet une rotation dans le plan horizontal, apportant un degré de liberté supplémentaire.
Prototype d'acquisition opto-numérique en chiffres
Poids total du prototype de numérisation
Diamètre du dôme
Mesures par seconde au maximum
Poids du bras robotisé
Précision de mesure
Taille de stockage d’une surface d’1 m²
Diamètre du disque de numérisation
Une fois la numérisation effectuée, les données sont traitées pour être stockées et visualisées sur ordinateur. La précision de mesure requise pour conserver les détails des textiles demande une importante capacité de stockage. Il s’agit de capturer le comportement de la lumière chaque 20e de millimètre sur un textile qui peut faire jusqu’à 3 m². Puis, une multitude de reflets est enregistrée afin d’approcher l’acuité du regard humain, capable de distinguer des détails de l’ordre de 100 μm. Si la numérisation ne dure pas plus que quelques heures, elle requiert une énorme capacité de stockage (2 400 To, soit 18 750 Blu-ray). Une problématique majeure du projet. Ces données étant trop volumineuses, il s’agit de les compresser en conservant au maximum les propriétés d’apparence du matériau original.
L’équipe a ainsi développé une méthode d’analyse des matériaux afin de stocker la grande quantité de données acquises par Manao. La solution retenue propose donc une manière extrêmement rapide d’effectuer des mesures, celle-ci ne pouvant dépasser le temps d’exposition d’une journée. La qualité de la mesure est indépendante du système d’acquisition pour garantir la variété des données stockées et assurer leur pérennité sur le long terme. Les méthodes d’acquisition par induction ont donc été favorisées afin de réduire les incertitudes et obtenir la précision recherchée.
Perspectives
L’ensemble de ces procédures de calibration, l’acquisition d’objets de grande taille, le couplage des technologies d’un scanner 3D avec une caméra, font de ce prototype un objet à forte innovation. Une solution qui pourrait être développée dans d’autres structures muséales à des fins de conservation et de préservation du patrimoine. Malgré ses dimensions conséquentes, le prototype est en effet conçu pour être transportable.
De plus, il présente l’avantage de jouir d’une grande autonomie, tant au moment de la calibration que de la mesure. Il peut être manipulé par une seule personne, dont la présence n’est requise qu’à deux moments de l’expérience, et peut enchaîner seul les protocoles sans nécessiter d’intervention humaine. Mais c’est avant tout sur le traitement des données acquises que les scientifiques veulent concentrer leurs recherches pour obtenir des réponses abouties à ce qui a été numérisé et développer davantage des techniques algorithmiques et mathématiques.
L’objectif est d’atteindre une vitesse de 1 500 milliards de mesures par heure ce qui correspond à 4,6 To de données. Enfin, pour aller plus loin, c’est l’acquisition et la coconception numérique qui pourra être développée :
Mon objectif est d’obtenir des protocoles d’acquisition in situ et de travailler sur des matériaux complexes, comme le jade ou la peau, qui ont des propriétés de réflexion encore plus complexes
conclut Romain Pacanowski.