Un projet en astrophysique réunissant des chercheurs français et allemands
La prestigieuse revue Astronomy & Astrophysics (A&A), journal scientifique de référence internationale en astrophysique, vient de publier un article remarqué présentant l’un des principaux résultats du projet GENESIS. Réunissant l’équipe-projet GeoStat d’Inria Bordeaux – Sud-Ouest, le laboratoire d’astrophysique de Bordeaux (LAB - unité mixte de recherche (UMR) université de Bordeaux, CNRS) et l’Institut d'astrophysique de l’université de Cologne, ce projet cherche à comprendre certains mécanismes qui amènent à la formation des étoiles, et plus spécifiquement le rôle joué par la turbulence dans ce processus, en utilisant des techniques de traitement du signal. La turbulence désigne l'état d’écoulement d'un liquide ou d’un gaz caractérisé par des tourbillons de toutes tailles (par exemple les volutes de fumée d’une cigarette).
Débuté en 2017 à l’initiative de Nicola Schneider, chercheuse en astrophysique à l’université de Cologne, et Sylvain Bontemps, astrophysicien au sein du LAB, GENESIS s’est déroulé dans le cadre d’un partenariat financé par la Fondation allemande pour la recherche (DFG), l'Agence nationale de la recherche (ANR) et la région Nouvelle-Aquitaine. Il a pris fin en 2021 pour les équipes françaises et se conclura l’année prochaine pour la contribution des chercheurs allemands.
La turbulence, phénomène universel mais complexe et énigmatique
Hussein Yahia, responsable de GeoStat, explique la contribution d’Inria à ce projet : « Dans notre équipe, spécialisée en mathématiques appliquées, nous développons des méthodes de traitement du signal et nous nous sommes intéressés à des idées issues de la "physique statistique". Nous travaillons ainsi sur des modèles permettant de comprendre des phénomènes physiques complexes, comme la turbulence, à partir de l’analyse de données issues d’observations, d’expérimentations ou de simulations. Ces thématiques de recherche et nos compétences ont intéressé mes collègues astrophysiciens de Bordeaux et Cologne ».
Phénomène difficile à élucider, la turbulence se rencontre au cœur des écoulements de fluide. Sur Terre, par exemple, elle joue un rôle prépondérant dans la dynamique de l’atmosphère et des océans, et conditionne les performances en vol ou en mer d’un avion ou d’un navire. Dans l’espace, elle s’observe dans les nuages de gaz, au sein desquels se forment les étoiles, ou dans l’atmosphère de certaines planètes, comme dans la fameuse tache rouge de Jupiter. Un écoulement turbulent contient des structures tourbillonnaires de tailles variées (les physiciens parlent de grande ou petite échelle), dont l’évolution dans le temps et la répartition dans l’espace intriguent encore les scientifiques.
Étudier la turbulence pour expliquer la formation des étoiles
La turbulence reste mal comprise en raison de l’important décalage d’échelle observé entre l’injection d’énergie à de grandes échelles et la dissipation de cette énergie à petite échelle
explique Sylvain Bontemps. Cette nature intrinsèquement "multiéchelle" demande des analyses mathématiques et statistiques spécifiques, qui ne sont pas encore suffisamment opérantes pour bien appréhender ses propriétés et ses conséquences sur les milieux concernés.
Comprendre la dissipation turbulente d’énergie dans le milieu interstellaire est primordial si l’on veut expliquer la formation de certaines étoiles. « Sans dissipation, l’énergie cinétique issue des grands mouvements d’ensemble de la galaxie est 10 000 fois trop grande pour que la matière puisse s’effondrer pour former les étoiles », poursuit Sylvain Bontemps. C’est dans le détail de la turbulence que les astrophysiciens recherchent l’origine des étoiles. L’observation profonde du milieu interstellaire proche du Soleil avec le satellite Herschel leur permet la collecte des données nécessaire à cette étude de la turbulence qui donne naissance aux étoiles.
Interpréter les images satellites avec des méthodes originales de traitement du signal
« Les images satellites contiennent énormément d’informations permettant de comprendre la turbulence, mais, à la différence des données de turbulence sur Terre, qui ont des temps caractéristiques très courts (inférieurs à la seconde) pour lesquelles on détient des séquences temporelles riches, la turbulence interstellaire est beaucoup plus lente, évoluant sur des milliers d’années et on ne dispose en astrophysique que d’une seule image, indique Hussein Yahia. Il s’agit alors d’utiliser cette unique carte, donnant la répartition spatiale de la turbulence, afin de reconstituer ses évolutions dans le temps et identifier les mécanismes de dissipation d’énergie. »
Les méthodes statistiques développées à GeoStat, en particulier la méthode dite "microcanonique", s’avèrent adaptées à cette tâche, permettant en particulier de relier les propriétés statistiques des signaux à la trace de certains phénomènes physiques et ainsi de quantifier ces derniers. « Nous avons pu identifier des zones particulières, les filaments de gaz interstellaires, au sein desquels se concentre la dissipation turbulente », éclaire Nicola Schneider.
Méthodes statistiques et astrophysique : des résultats très encourageants
Un travail complémentaire, réalisé dans le cadre de la thèse de Lars Bonne au LAB, a permis aux chercheurs de proposer un scénario expliquant la formation de ces filaments. « Différentes physiques s’observent dans le milieu interstellaire : outre celle de l’écoulement des gaz, entrent en effet en jeu des phénomènes magnétiques (les astrophysiciens parlent alors de "magnéto-hydro-dynamique", NDLR), résume Sylvain Bontemps.
Nous avons établi que les phénomènes magnétiques jouaient un rôle majeur dans les interactions entre échelles turbulentes et dans l’agrégation de matière au sein des filaments.
Cette découverte, qui a fait l’objet de la publication dans la revue A&A, montre que l’application à l’astrophysique des méthodes statistiques développées par Inria est très encourageante. « Nous avons engrangé de nombreuses autres données dont nous commençons seulement à faire la synthèse et nous disposerons prochainement d’autres résultats que nous comptons publier », commente Nicola Schneider.
Une collaboration tripartie à l’origine de nouvelles approches
L’expérience de cette collaboration s’avère donc positive pour toutes les parties. « À l’université de Cologne, nous avions coutume d’utiliser certaines méthodes statistiques afin d’identifier la taille des petites échelles de la turbulence. Notre participation au projet GENESIS nous a permis d’expérimenter de nouvelles approches », poursuit Nicola Schneider. Le projet ne s’arrêtera sans doute pas à cette première réussite commune et des suites seront données à la collaboration, peut-être dans le cadre d’un projet européen.
Les chercheurs ont déjà identifié une direction de recherche prometteuse. Hussein Yahia conclut :
Avec cette première application réussie de nos recherches, nous avons montré tout l’intérêt des méthodes de traitement des données issues d’observations. En astrophysique se développent également des techniques de simulation sur ordinateur, lesquelles autorisent des expériences virtuelles sur des systèmes complexes (nuages stellaires, planètes, etc.). Une piste de développement naturel de notre approche sera de traiter les données issues de ces simulations.
Entretien audio : 3 questions à Hussein Yahia
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En savoir plus
- « Herschel and Planck views of star formation », European Space Agency, 06/07/2020.
- « Jupiter's Turbulent Atmosphere », Planetary.org.
- Inépuisable complexité des tourbillons : les outils du physicien, (podcast) par Basile Gallet, lauréat 2020 du prix Jacques Herbrand de l’Académie des sciences, 19/03/2021.