Théorie des jeux

La théorie des jeux pour mieux gérer les marchés de l’électricité

Date:

Mis à jour le 25/04/2025

Comment optimiser le fonctionnement des marchés de l’électricité décentralisés ? Telle était l’ambition du projet SAMOA qui vient de s’achever, fruit d’une collaboration étroite entre des chercheurs d’Inria, de la R&D d’EDF et d’Avignon Université. Sa marque de fabrique ? La théorie des jeux. Elle permet de modéliser les interactions entre les agents présents sur le marché, tout en prenant en compte le réseau de distribution d'électricité sous-jacent.
Ligne haute-tension
© Marc Caraveo

En quête d’équilibre entre production et distribution d'électricité

Depuis les années 1970, le marché de l'électricité est passé d'un système centralisé, composé d'un tout petit nombre d'acteurs, à un fonctionnement décentralisé, faisant intervenir un grand nombre d'acteurs cherchant à maximiser égoïstement leur fonction d’utilité - interprétée comme la différence entre le revenu résultant de la vente de la production et le coût associé à cette production. On compte ainsi des producteurs d'électricité, des fournisseurs d'énergie renouvelable, mais aussi plus récemment des particuliers, dont certains injectent de l'énergie éolienne ou solaire dans le réseau. Le fonctionnement du marché est étroitement couplé à l’allocation des flux d’électricité sur le réseau de distribution suivant les lois de Krichhoff.

« Nous avons donc besoin de méthodes innovantes et de nouveaux algorithmes pour que chaque acteur puisse déterminer la stratégie lui permettant d’optimiser sa fonction d’utilité économique en anticipant au mieux les stratégies adoptées par ses pairs. Et ce, dans des contextes d’incertitude résultant de l’introduction massive dans le réseau électrique d’énergies renouvelables, intermittentes et difficilement prévisibles, expose Hélène Le Cadre, chercheuse au sein de l'équipe-projet Inocs du Centre Inria de l'Université de Lille, commune à l'École Centrale de Lille et l'Université libre de Bruxelles. Car les méthodes de prises de décision actuelles basées sur la méthode de l’équilibre général d’Arrow-Debreu ne permettent de prendre en compte que très partiellement les comportements stratégiques des agents. En outre, l’équilibrage de l'offre et de la demande doit être réalisé en temps réel, sur l'ensemble du réseau. »
 

Maison individuelle équipée de panneaux photovoltaïques
© Marie Genel
Des particuliers peuvent injecter de l'énergie éolienne ou solaire dans le réseau électrique.

Une solution : la théorie des jeux 

Comment relever ces défis ? C’était justement l’ambition du projet SAMOA (Stackelberg games for flexibility (dis)aggregation), mené de 2022 à 2024 et financé par le Programme Gaspard Monge pour l’optimisation (PGMO). Il a réuni des scientifiques d’Inocs, équipe-projet spécialisée dans la modélisation et la résolution des problèmes d'optimisation de grande taille avec une structure complexe, du Laboratoire informatique d'Avignon (LIA – Avignon Université) et d'EDF. La finalité ? Faire coopérer des industriels et des chercheurs autour d'un projet de recherche fondamentale sur la théorie des jeux.

Concrètement, de quoi s'agit-il ? La théorie des jeux est souvent comparée à une théorie des interactions et de la décision. 

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Hélène Le Cadre, équipe-projet Inocs (Lille)

Verbatim

La théorie des jeux recouvre des méthodes permettant de modéliser le résultat d'interactions entre des agents économiques qui peuvent être antagonistes. Elle permet donc d'envisager des issues potentielles à leurs conflits, aussi bien dans le secteur de l'énergie que dans d’autres secteurs, tels que la sécurité ou les télécommunications.

Auteur

Hélène Le Cadre

Poste

Chercheuse, équipe-projet Inocs

« Dans les équipes travaillant sur les outils d’optimisation au service du système et du marché électrique, nous utilisons la théorie des jeux par exemple pour anticiper tous les scénarios de production et de distribution possibles et nous cherchons à identifier les leviers permettant aux parties prenantes d’agir en faveur d'un marché équilibré », souligne de son côté Olivier Beaude, ingénieur chercheur chez EDF R&D.

Plus de flexibilité dans la gestion du réseau électrique

Dans le cadre du projet SAMOA, le premier challenge a consisté à formaliser le marché de l’électricité sous la forme d’un jeu non-coopératif, et à proposer de nouvelles méthodes de jeux computationnelles pour calculer efficacement et de façon distribuée les équilibres de ce jeu. Avec un objectif : optimiser l’utilisation de la flexibilité électrique, par exemple en incitant une partie des usagers à décaler en dehors des périodes de forte demande leur consommation d'électricité pour leurs véhicules électriques, leurs chauffe-eaux, etc. 

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Olivier Beaude, chercheur chez EDF

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Dans les modèles développés et testés, un opérateur du système électrique comme EDF peut agréger la demande des clients flexibles, c’est-à-dire pouvant « moduler » leurs usages de consommation – les décaler dans le temps par exemple ; ceci afin de préserver l'équilibre du réseau et de répondre aux pics de consommation.

Auteur

Olivier Beaude

Poste

Ingénieur chercheur, EDF R&D

Autre challenge pour les chercheurs : l'utilisation de « jeux de Stackelberg », un modèle selon lequel un « meneur » du marché décide des quantités à produire par un ou des « suiveurs ». Un moyen efficace de modéliser les interactions entre les différents acteurs du système énergétique. « Alors qu'il est difficile d'amener les consommateurs à dévoiler certaines informations privées, comme par exemple leur demande nominale, on peut imaginer qu'un meneur récompense financièrement les consommateurs afin qu'ils lui fournissent des informations fiables et précises, explique Hélène Le Cadre. Dès lors, la difficulté tient à la modélisation fine de l’arbitrage auquel chaque consommateur fait face entre la maximisation de son profit et la préservation de sa confidentialité. Dans ce but, nous avons développé des algorithmes distribués et susceptibles d'être utilisés pour résoudre des problèmes de grande taille, qui pourraient être intégrés dans des compteurs électriques intelligents, comme Linky. » 

Les partenaires du projet SAMOA ont notamment présenté en 2023 une solution reposant sur des « équilibres performatifs stables » pour évaluer la robustesse du marché face aux mécanismes de confidentialité mis en œuvre par les consommateurs.

Contrebalancer la variabilité des énergies renouvelables

Et grâce à la théorie des jeux, la gestion dynamique de la demande peut compenser la variabilité des nouvelles énergies renouvelables intermittentes (plus ou moins abondantes en fonction des conditions météorologiques). 

« Ce mode de gestion, pour lequel il manque encore un certain nombre de modèles de conceptualisation des interactions, pourrait aussi faciliter l’essor en France des communautés locales d’énergie et, sous réserve d’une évolution de la régulation, le trading d’électricité pair à pair (autorisant le partage d'énergie entre des particuliers producteurs), comme il en existe déjà aux Pays-Bas et en Californie », souligne Hélène Le Cadre.
 

Éoliennes, dans le Beaujolais Vert.
© Lionel Kabac
La gestion du réseau électrique doit prendre en compte l'intermittence des énergies renouvelables.

Cap sur l’Europe

Désormais, il reste, pour manager l'ensemble d'un réseau électrique décentralisé, à agréger et désagréger toutes les données sur la demande et la production. « Au sein du projet SAMOA, nous avons travaillé sur ces questions afin d'optimiser la planification de services électriques flexibles, indique Yezekael Hayel, chercheur au LIA.

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Yezekael Hayel, chercheur à l'Université d'Avignon

Verbatim

Concrètement, nous avons conçu des algorithmes permettant notamment de réunir toutes les données de demandes de charge sur les stations de rechargement de véhicules électriques. Les données ainsi agrégées offrent un profil de charge optimal et sont ensuite remontées vers les principaux nœuds du réseau électrique. Puis elles sont redistribuées vers toutes les stations de charge, via un processus de désagrégation.

Auteur

Yezekael Hayel

Poste

Chercheur, LIA

Une belle avancée, mais les chercheurs ne comptent pas s’arrêter en si bon chemin. Dans le sillage de SAMOA, ils espèrent étendre leurs travaux à l’échelle européenne. « Tout ce que l'on a appris à faire au niveau national peut présenter un intérêt au sein de l'Union européenne, dans la mesure où le couplage des marchés de l’électricité et du réseau de transport au niveau européen permet des échanges entre les pays voisins, avec l’objectif de garantir un équilibrage en temps réel en chaque point du réseau de transport pour des mix énergétiques très différents », conclut Hélène Le Cadre. Avec une promesse : contribuer à la décarbonation du système électrique et à une meilleure prise en compte des préférences des consommateurs sur les marchés d’électricité.

NETGCOOP rassemble des spécialistes de la théorie des jeux 

Les chercheurs du projet SAMOA ont eu l’opportunité d’organiser la 11e édition de la conférence NETGCOOP (Conference of Networks, Games, Control and Optimization) qui s’est tenue à Lille du 9 au 11 octobre 2024. Elle a réuni des spécialistes de la théorie des jeux, du contrôle et de l’optimisation dans les réseaux. La dynamique se poursuivra en 2025 avec une nouvelle édition, qui sera cette fois organisée à Bilbao en Espagne.
 

Intervention d'Ilia Shilov lors de l'édition 2024 de la conférence NETGCOOP
© Inria
Présentation d'Ilia Shilov, durant la conférence NETGCOOP 2024, au centre Inria de l'Université de Lille.