Si Pierre-Yves Oudeyer s'est très tôt intéressé à l'intelligence artificielle c'était avant tout pour comprendre l'intelligence… humaine. Il partait du principe que les ordinateurs pouvaient être d'une aide précieuse dans le décryptage des fonctionnements du cerveau, de la même manière que les simulations informatiques du climat facilitent le travail des géophysiciens. Un parti pris qui l'amène, dès sa sortie de l'ENS Lyon, à intégrer le Sony Computer Science Lab (CSL) à Paris où il se concentre - le temps d'une thèse dirigée par Luc Steels - sur la quête des origines du langage et plus précisément sur la modélisation de la formation de la parole. « À l'époque, les recherches sur les origines du langage étaient en pleine ébullition et mobilisaient de nombreux acteurs issus de cultures scientifiques différentes : linguistes, biologistes, philosophes, anthropologues et ethnologues, chercheurs en neurosciences… Mais l'idée d'utiliser des algorithmes pour faire progresser ces travaux était encore assez novatrice », indique le chercheur.
Quand la curiosité éveille la curiosité
Au cours des huit années passées au sein du CSL Lab Pierre-Yves Oudeyer change progressivement de centre d'intérêt, s'interrogeant sur ce qui a poussé nos ancêtres lointains à explorer les possibilités offertes par les organes de la parole. « Je me suis alors penché sur ce que les sciences cognitives appellent la motivation intrinsèque, un mécanisme central du développement sensori-moteur de l'être humain et de l'apprentissage autonome que l'on désigne plus familièrement sous le nom de "curiosité". C'est lui qui incite les tous petits à expérimenter en permanence pour comprendre comment fonctionne leurs corps et ce qu'ils peuvent faire avec… » Pour le chercheur commence alors un long chantier de modélisation algorithmique de la motivation intrinsèque qu'il mène encore aujourd'hui avec l'équipe-projet Flowers (Inria Bordeaux Sud-Ouest), qu’il a créée en 2008. « L'une de mes grandes satisfactions est de voir que la "curiosité artificielle" est devenue aujourd'hui une vraie discipline qui mobilise de nombreux scientifiques dans le monde, à la croisée de l’intelligence artificielle, des neurosciences et de la psychologie. C'est une véritable communauté qui est en train de se structurer, notamment autour de la collaboration que nous avons développée avec Jacqueline Gottlieb, qui dirige un laboratoire de neurosciences cognitives à l'université de Columbia. »
Motiver les machines : une nouvelle approche pour l’intelligence artificielle ?
Au fil du temps le "terrain de jeu" de Pierre-Yves Oudeyer s'est considérablement élargi. Ainsi une partie de l'équipe-projet Flowers s'inscrit désormais dans le domaine émergent de la robotique développementale à travers le développement de machines capables d'apprendre de manière plus autonome des répertoires de tâches variées, via l'application du concept de "curiosité artificielle". L'idée centrale est de contourner l'un des principaux écueils de l'intelligence artificielle à l'heure actuelle, qui réside dans l'hyperspécialisation des compétences et le manque de flexibilité. « Aujourd'hui, même les systèmes d’apprentissage automatique les plus puissants ont des capacités finalement très limitées ! Ainsi, AlphaGo n'aurait aucune chance aux dames face à un enfant de 5 ans sans l’intervention d’un ingénieur. Un ingénieur devrait en effet le reparamétrer en profondeur pour qu'il intègre les règles du jeu ! Nous, nous travaillons sur la conception de machines capables d'inventer leurs propres objectifs et d'apprendre par elles-mêmes à les atteindre en générant leurs propres récompenses intrinsèques. » Et les premiers résultats sont là : il y a deux ans, Flowers a ainsi atteint la seconde place aux Demonstration Award de la conférence NIPS (Neural Information Processing Systems) avec son robot Poppy Torso, capable de se fixer des buts par lui-même, d'organiser son apprentissage et de contrôler la complexité des tâches qu'il entreprend. « Actuellement nous appliquons ces mêmes principes à un projet dans le domaine de la biophysique, permettant à des machines d’automatiser la découverte de nouvelles structures biophysiques … »
De l'humain aux machines… à l'humain
Depuis quelques années, l'équipe de Pierre-Yves Oudeyer s'investit dans un troisième domaine d'activités qui vise à conjuguer intelligence artificielle et motivation intrinsèque au service de l'apprentissage humain. Avec des projets comme KidLearn, actuellement en test dans des écoles primaires de Nouvelle-Aquitaine auprès de plus de mille enfants, des collaborateurs de Flowers s'attachent ainsi à concevoir des applications éducatives réellement stimulantes, qui permettent de proposer des exercices sur mesure et évolutifs de manière à optimiser en continu les progrès des enfants pour les rendre de plus en plus curieux et de plus en plus "performants", sans toutefois les priver de leur liberté de manœuvre. « Ces recherches rencontrent un bel écho dans le monde de l'éducation et nous sommes en train de structurer un projet avec un consortium d'entreprises pour des expérimentations à grande échelle. »
À la croisée des chemins
En regardant dans le rétroviseur de sa jeune carrière Pierre-Yves Oudeyer est fier des projets accomplis… mais aussi et surtout d'avoir contribué à rapprocher deux univers qui cohabitaient sans réellement se rencontrer. « À mes débuts au CSL Lab, l'idée de développer des projets de recherche à l'interface entre les sciences cognitives et le numérique était encore exotique. De même, lorsque je suis arrivé à Inria et que j'ai commencé à parler d'algorithmique des apprentissages humains, et de la possibilité de modéliser des mécanismes de motivation intrinsèques avec des techniques d’apprentissage automatique, le sujet n'avait rien d'une évidence. Mais aujourd'hui, à force d'efforts de pédagogie et de médiation auprès des deux sphères les démarches réellement interdisciplinaires sont de plus en plus fréquentes et fluides… C'est une belle avancée et je souhaite bien continuer à nourrir cette dynamique. »
Biographie
Pierre-Yves Oudeyer est directeur de recherche Inria et responsable de l’équipe-projet FLOWERS. Auparavant, il a été chercheur pendant huit ans au Sony Computer Science Laboratory à Paris. Il a étudié l’informatique à l’École Normale Supérieure de Lyon et a obtenu son doctorat en intelligence artificielle à l’université Paris VI. Il a reçu plusieurs prix pour ses travaux, notamment le Prix Le Monde de la Recherche Universitaire, le prix ASTI 2005, et est lauréat d’une ERC Starting Grant depuis 2009. Il est également l'auteur du livre Aux sources de la parole: auto-organisation et évolution, publié chez Odile Jacob en France et en cours de réédition en anglais.