Dans sa jeunesse, il rêvait de devenir auteur de bandes dessinées. Aujourd'hui directeur de recherche à Inria, Anatole Lécuyer reste très attiré par le graphisme. Or ses études scientifiques le mènent « naturellement » à un poste dans l'industrie, à la fin des années quatre-vingt-dix. Comment allier ce parcours et sa passion initiale ? À cette époque, la réalité virtuelle émerge sur la scène informatique. Cette « matière graphique avec laquelle on peut interagir », selon ses propres mots, fascine Anatole Lécuyer. « J'y vois tout de suite un sujet pouvant rassembler mes aspirations personnelles », précise-t-il. Dès lors, sa voie est tracée.
Première étape : il quitte son poste dans l'industrie et se lance dans la recherche. Pour cela, il contacte différents laboratoires travaillant dans le domaine et met en place son propre environnement de thèse. Une démarche assez inhabituelle... Philippe Coiffet, un pionnier de la réalité virtuelle en France au Laboratoire de Robotique de Paris (Universités Paris 6 et Versailles St-Quentin), Sabine Coquillart, qui dirige l'équipe Inria I3D, et la société Aerospatiale (devenue Airbus) encadreront donc son travail.
Un moment fondateur
Outre le plaisir qu'il avoue y avoir pris, cette thèse constitue un moment fondateur pour Anatole Lécuyer. « Ça a été un déclic, j'ai décidé de poursuivre ma carrière dans la recherche », explique-t-il. Durant trois ans, il explore l'interface entre l'Homme et la réalité virtuelle, et en particulier la modalité haptique, alors une nouveauté en France. Il découvre même un phénomène surprenant, le retour « pseudo-haptique » : un stimulus purement visuel peut induire chez un sujet l'impression d'une force exercée sur son corps. Dès lors, son travail sera basé sur l’exploitation des propriétés de la perception humaine. Une approche en quelque sorte « inversée », selon ses mots, où la perception est primordiale et la technologie secondaire.
Abordant ce domaine nouveau pour lui, Anatole Lécuyer lit beaucoup, mais aussi multiplie les collaborations avec des chercheurs en neurosciences et sciences cognitives. « Depuis, la plupart de mes projets collaboratifs impliquent au moins un spécialiste de ces domaines », souligne-t-il, citant par exemple Edouard Gentaz (psychologie cognitive, Grenoble) ou Olivier Bertrand (imagerie cérébrale, Lyon). Une manière d'établir des ponts entre ces chercheurs, qui pourraient utiliser les technologies de réalité virtuelle pour explorer le fonctionnement du cerveau humain, et les informaticiens qui, eux, pourraient mettre à profit ces connaissances en neurosciences pour créer de nouvelles technologies.
Entre 2007 et 2009, Anatole Lécuyer partage même son temps entre Inria Rennes, où il est chercheur depuis 2002, et le laboratoire du professeur Alain Berthoz, au Collège de France. Là, il poursuit son exploration de la perception humaine et des "illusions haptiques", qui restent un de ses principaux axes de travail.
OpenViBE... et la suite
En 2005, parmi les tout premiers en France, il aborde un nouveau sujet : les interfaces cerveau-ordinateur, ou BCI (pour Brain-Computer Interfaces). Cette fois-ci, l'interaction ne se fait pas via le corps mais directement "par la pensée". Peut-on arriver à se déplacer dans un monde virtuel par la simple activité cérébrale ? C'est l'objet du projet OpenViBE (2005-2009), que finance l'ANR. Cela débouchera sur un logiciel distribué en open source, toujours très utilisé dans les laboratoires et aux nombreuses applications dont l’assistance aux personnes handicapées. Le projet OpenViBE2 (2009-2012) consistera ensuite à tester ce logiciel auprès d'un public exigeant s'il en est : celui des jeux vidéo. Entre temps, OpenViBE a donné naissance à la société Mensia Technologies. Cette startup créée fin 2012 entend commercialiser des dispositifs médicaux de diagnostic et de rééducation cérébrale. « Je voulais développer une application médicale de mes travaux », souligne le chercheur. Bien que cofondateur et conseiller scientifique de Mensia, Anatole Lécuyer ne quitte pas Inria.
Et pour cause: en janvier 2013, il prend la direction d'une nouvelle équipe de recherche, Hybrid. Son objectif : fédérer et combiner les différentes manières d’interagir avec les environnements virtuels en proposant une approche hybride. Faire le lien entre l'interaction haptique ou pseudo-haptique, d'une part, et l'interaction cerveau/ordinateur d'autre part. Il reste donc beaucoup d'espace de découvertes pour Anatole Lécuyer, qui se réjouit de l'actuelle diffusion de la réalité virtuelle dans les applications grand public (TV et cinéma 3D, jeux vidéo, réalité augmentée, etc.). « Nous allons pouvoir diffuser massivement nos résultats et nos technologies », espère-t-il.
Témoignage
Alain Berthoz, professeur honoraire au Collège de France.
Ce qui rend Anatole remarquable, c'est son imagination jointe à sa compétence technique. Durant sa thèse, déjà, il a fait la découverte importante de l'illusion pseudo-haptique (un sujet perçoit une force qui n'existe pas). Il a immédiatement compris que ce qu'il observait était important. Ce n'est pas donné à tout le monde de "voir" ainsi !
Nous avons travaillé ensemble à deux reprises. Tout d'abord, alors qu'il était encore au CEA de Fontenay, nous avons testé une de mes hypothèses que nous avons reformulée ensemble. Cela concernait le rôle des informations haptiques dans l'amélioration de la perception visuelle des déplacements. Une idée nouvelle qui exigeait d'Anatole, d'une part, de comprendre les bases neuroscientifiques et, d'autre part, de résoudre des problèmes non triviaux d'informatique. Il a alors démontré sa capacité à aborder des sujets ne relevant pas de sa compétence d'origine. Puis il est venu dans mon laboratoire de physiologie de la perception et de l'action, dans le cadre d'une collaboration Inria-Collège de France. Nous avons alors creusé cette hypothèse avec un stimulus plus complexe. Au cours de l'année qu'il a passée au Collège de France, nous avons développé ensemble au moins deux autres paradigmes concernant la perception de la réalité virtuelle, et un autre touchant à la perception de forces réelles. Je sais par ailleurs que son logiciel de traitement de l’EEG est très utilisé, et j’ai apprécié des démonstrations de technologies de mondes virtuels que j’ai vues dans son laboratoire à Rennes, et la façon dont Anatole formulait toujours, à propos d’un problème technique, une question fondamentale concernant la perception. Honnêtement, j'ai regretté son départ : j'ai essayé de l'attirer au Collège de France car j'aurais été ravi de sa présence dans notre laboratoire.
De manière plus générale, j'estime qu'il ne peut pas y avoir de progrès sérieux dans la compréhension du fonctionnement du cerveau sans la contribution de jeunes ayant une formation de computer science, d’informatique, et acceptant de se former, en plus, en neurosciences et sciences cognitives. Des gens capables non seulement de modéliser le fonctionnement cérébral, mais aussi de comparer les résultats avec ceux d'une expérimentation humaine concrète, et de comprendre les relations entre le langage du cerveau et celui de la machine. Anatole Lécuyer fait partie de cette génération aux frontières des sciences de l’ingénieur et des neurosciences qui font progresser le savoir et la technologie.