Les vingt cinq premières années d’Arpanet et de son successeur Internet ont permis à Internet de s’enraciner un peu partout dans le monde avant d’exploser dans les 25 années suivantes pour devenir un phénomène planétaire incontournable.
En effet, après une participation française à l’équipe initiale de développement du projet Arpanet puis au développement du réseau Cyclades en France en symbiose avec Arpanet, des voies divergentes ont été poursuivies en France par la direction générale des télécommunications et les constructeurs d’ordinateurs.
Pour ces derniers, l’objectif restait de développer un modèle et des normes pour construire des réseaux d’ordinateurs hétérogènes permettant l’exécution d’applications réparties. Mais le moyen pour y parvenir était de passer par le dispositif de normalisation internationale de l’organisation internationale de normalisation (ISO).
Michel Elie a vécu cette période chez le constructeur CII-Honeywell-Bull (né de la fusion en 1974 de la CII et de Honeywell-Bull) puis Bull en tant que responsable de l’équipe d’architecture réseau. Jusqu’à ce que, vers la fin des années quatre-vingts, Internet réapparaisse et s’impose progressivement en France. C’est sur cette trajectoire française qu’il lui a semblé utile de rappeler la chronologie des évènements et de fournir « de sa lucarne » aux non-initiés quelques points de repères.
Avant 1969 : Aux États-Unis, une nébuleuse d’idées sur le potentiel de l’informatique
Dans le projet du réseau de l’ARPA nommé par la suite Arpanet s’incarne pour la première fois un ensemble d’idées, d’expériences, de concepts et de réflexions prospectives né dans l’après-guerre, essentiellement dans le milieu universitaire états-unien comme le montre l’intéressante thèse d’Alexandre Serres consacrée au processus d’émergence d’Arpanet et l’article de Gérard Le Lann, publié sur le site d'Inria à l'occasion des 50 ans du réseau Arpanet.
1969 - 1984 : Aux États-Unis, naissance et développement d’Arpanet
Arpanet est mis en service le 29 octobre 1969 à partir de l'université de Californie à Los Angeles (UCLA). C’est avant tout un réseau de communication basé sur la commutation de paquets et le principe de transparence d’une information transmise de bout en bout entre égaux (peer to peer). Le but recherché est la mise en communication d’applications installées sur des ordinateurs hétérogènes, en vue de partager les ressources informatiques matérielles et logicielles, les données et les moyens humains pour opérer des applications géographiquement réparties.
Détaché comme assistant de recherche dans le département informatique de l'UCLA, en 1969-1970, je faisais partie du groupe de travail réseau (NWG) qui comprenait plusieurs futurs « pionniers d’Internet » : Vint Cerf, Steve Crocker, Jon Postel… et d’autres moins reconnus : Mike Wingfield, Charlie Kline et un peu plus tard Alex McKenzie. J’ai toujours pensé que le succès de ce type de projet tenait autant à l’intelligence collective de l’équipe qu’à quelques individualités, aussi brillantes fussent-elles.
J’avais la chance de partager le bureau de Jon Postel, futur responsable de l’administration des noms de domaine et donc, d’être aux premières loges pour suivre et discuter de l’évolution des spécifications du réseau.J’y proposai quelques modifications mineures et d’entreprendre la définition d’un langage de contrôle du réseau, le Network Interchange Language (NIL) idée reprise par la suite par le Network Control Language (NCL). J'eus l'occasion d'exposer ce travail à Michel Monpetit et Alain Profit lors de leur visite à l’UCLA début 1970.
Avant mon retour en France je rédigeai une thèse de maîtrise "General purpose computer networks" supervisée par Léonard Kleinrock.
Début 1971, je présentai, pour la première fois en France, le réseau Arpanet dans un exposé à l’IRIA et dans un article "Le réseau d'ordinateurs de I‘ARPA, et les réseaux généraux d'ordinateurs".
Quatre ans plus tard, Arpanet comporte 40 nœuds et 45 serveurs connectés. Le trafic passe d'un million de paquets par jour en 1972 à 2,9 millions de paquets par jour en septembre 1973. En 1984, tous les sites d’Arpanet basculent sur le standard TCP-IP d’Internet (voir la contribution de Gérard Le Lann). Il n’y a pas de différence de nature ni d’ADN entre Arpanet et Internet, comme certains ont voulu le faire croire. C’est le même réseau avec les mêmes applications. Simplement la nouvelle plate-forme de transmission, désormais plus largement acceptée, permet le raccordement d’autres réseaux, et Internet devient davantage un réseau de réseaux. C’est un peu comme le passage de la 4G à la 5G, qui sera invisible des utilisateurs mais leur donnera davantage de possibilités d’évolution.
1972-1977 : En France, le projet Cyclades s’inspire d’Arpanet
En 1972 est lancé à l’IRIA le projet français Cyclades, réalisé par une équipe dirigée par Louis Pouzin. Comme Arpanet, il utilise la commutation de paquets dans le réseau Cigale. Le commutateur de paquets du réseau est développé sur un mini-ordinateur Mitra 15 de la Compagnie Internationale pour l’Informatique (CII), un constructeur français d’ordinateur créée dans le cadre du Plan Calcul. Je suis chargé de la liaison technique entre la CII et le projet Cyclades. Jean Pierre Touchard, ingénieur de la CII, est affecté au développement du commutateur de paquets de Cigale dans l’équipe de Jean Louis Grangé. Le but poursuivi par la CII est d’ intégrer ce commutateur de paquets dans sa gamme de produits. Cigale est mis en service dans sa première version, environ trois ans après Arpanet.
De mon coté, je travaillais avec Hubert Zimmermann sur l’architecture des transmissions et la « station de transport » de bout en bout. Ces travaux furent soumis au groupe de travail INWG d’Arpanet et pris en compte dans les discussions qui aboutiront au protocole TCP (protocole de contrôle de transmissions).
1971-1989 : Évolution de l’architecture de réseau NNA portée par les successeurs de la CII
L'architecture de réseaux adoptée par la CII, baptisée NNA, permettait dans la « fonction de transport » de gérer simultanément les services de circuit virtuel et de datagramme, offerts par la « couche réseau » : elle anticipait la future architecture normalisée OSI. NNA avait été acceptée par nos partenaires d’Unidata.
En 1974 intervint la dissolution d’Unidata et l’annonce de la prochaine fermeture du réseau Cyclades. L'arrêt du projet Cyclades a enrayé en France la coopération avec l'équipe d’Arpanet et la dynamique de participation des utilisateurs universitaires et d’entreprises du secteur public, regroupées dans l’association Inforep, au développement d’applications réparties qu’il avait suscité. Les relations avec les équipes Internet aux États-Unis furent coupées à partir de 1975. À CII-Honeywell-Bull et jusqu’en 1985, nous n’entendrons plus parler d’Internet y compris de la part de notre partenaire américain.
Lors de la fusion entre CII et Honeywell Bull en 1976, la compétence des ingénieurs de la CII dans le domaine des transmissions est reconnue. L’objectif du nouveau frontal développé sur ordinateur mini 6 était de supporter le réseau Transpac pour son ouverture en 1977 (voir l’article de Philippe Picard) et de l’intégrer dans les couches transport de l'architecture de systèmes répartis DSA de CII-Honeywell-Bull, développée entre 1976 et 1978 par une équipe d'origine mixte CII-Honeywell-Bull et Honeywell Information Systems (HIS).
1975 - 1985 : Architecture SNA d’IBM et normalisation de l’interconnexion des systèmes ouverts
Depuis l'apparition en 1975 de l'architecture propriétaire SNA (Systems Network Architecture) d'IBM, la grande préoccupation des autres constructeurs fut de définir une stratégie face au risque de domination du marché des réseaux par IBM par le biais de son architecture de réseaux. Ils se sont vite aperçus que chaque constructeur ne pouvait pas lui opposer sa propre architecture de réseaux : dès lors il fallait choisir entre :
- Adouber SNA comme architecture universelle et fabriquer des produits compatibles SNA en offrant à IBM l'avantage d'être seul à maîtriser les spécifications.
- Ou s'unir pour développer une architecture normalisée reposant sur la notion de système ouvert. Cette option est soutenue en France par les grands utilisateurs qui réclament des normes « ouvertes ».
CII-Honeywell-Bull prend chez les constructeurs la tête du mouvement pour l'établissement de normes d'interconnexion de systèmes ouverts, en injectant dans les circuits de la normalisation ses propres standards DSA et en déléguant des experts pour participer aux discussions. C'est ainsi que sous son impulsion, les constructeurs créent en 1977 le Comité Technique 23 "systèmes ouverts" de l'European Computer Manufacturers Association (ECMA), une association de constructeurs européens créée en 1961 pour participer aux travaux de normalisation en informatique. De son coté l’OSI crée le SC 16 dont la première réunion, en mars 1978, est présidée par Charles Bachmann, responsable de DSA chez Honeywell Information System.
En 1978 c’est aussi la publication du rapport Nora-Minc sur l'informatisation de la société : la question des autoroutes de l’information et de « mettre le monde en réseau » devient réellement à l'ordre du jour. La Commission Européenne encourage et finance le développement des protocoles OSI, à travers le programme ESPRIT (European Scientific Programme for Research in Information Technology), à partir de 1983. Bull participe avec d’autres constructeurs Européens ICL, Siemens, Philips, Olivetti… à plusieurs projets ESPRIT visant à accélérer la disponibilité de produits conformes aux normes OSI.
1980 à 1989 : En France, la DGT prend l’initiative sur les applications de téléinformatique
À partir de 1980, la direction générale des télécommunications développe en France une voie hexagonale minitel/videotex peu suivie à l’extérieur (le service videotex anglais Prestel ou allemand Bildschirmtext ne connurent pas le même succès). Innovant, entre autres par la distribution généralisée des terminaux à l’occasion de la mise en place de l’annuaire électronique et par le système de kiosque qui gère la rémunération des gérants d’application, le videotex a souffert dès le déploiement des ordinateurs personnels de sa dépendance aux terminaux en mode caractère.
En parallèle la direction générale des télécommunications, sous l’impulsion de Hubert Zimmermann, soutient la normalisation de l’OSI à l'Union Internationale des Télécommunications et encourage son adoption par les constructeurs à travers le projet Architel.
Ce n’est que vers 1985 qu’Internet reviendra progressivement en Europe, essentiellement à travers Unix et sa version Berkeley 4.2 offerte aux universitaires qui supporte TCP/IP (mais pas les jeux de caractères autres que l’ASCII).
Le très coûteux « détour » par l’OSI et par la normalisation internationale n’a pas eu que des effets négatifs ; il a permis :
- de sensibiliser un grand nombre d’informaticiens et d’étudiants à la question des réseaux;
- d’établir un modèle et un vocabulaire permettant de caractériser de façon conceptuelle les questions de transport de l’information de bout en bout et de l’enseigner;
- de faire des progrès en matière de langage de description de protocoles et de développement de « souches » portables sous différents OS. Bull qui avait un catalogue d’ordinateurs et de systèmes d’exploitation très hétérogène, a ainsi pu de limiter le nombre de développements.
1989 - 1994 : Aux États-Unis, Internet se structure et s’impose grâce au Web
Le Web proposé en 1989 par Tim Berneers-Lee se présente comme une application d’Internet mais constitue une véritable révolution dans le partage des données et le développement de l’hypertexte et des navigateurs, comme Mosaïc en 1993.
En France le choix d’une voie franco-française minitel/vidéotex, et son succès même, deviennent un frein à la pénétration d’Internet et ce n’est qu’à partir de 1991 que certains entrepreneurs du vidéotex commencent à envisager d’investir dans une migration vers Internet les gains conséquents qu’ils y avaient réalisé (en partie grâce aux messageries roses… mais pas seulement). En témoigne par exemple l’intéressant entretien de Rafi Haladdjian avec Valérie Schafer ou la réussite de Xavier Niel.
Internet se structure par la création de de l’Internet Engineering Task Force (IETF) en 1986 pour assurer son développement technique et de l’Internet Society (ISOC) en 1992, pour faire valoir les points de vue de ses utilisateurs.
À partir de 1993, Al Gore, élu vice-président des États-Unis et persuadé de l’importance stratégique pour son pays de le contrôler, devient le grand soutien politique d’Internet. L’Internet Assigned Numbers Authority (IANA), dirigée par Jon Postel, sera remplacée en 1998 par l’Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), société de droit californien à but non lucratif chargée d’administrer l'adressage IP et les noms de domaines de premier niveau.
Les États-Unis signifient ainsi au monde qu’ils ont bien l’intention de garder le contrôle d’Internet plutôt que de le déléguer à l’Union internationale des télécommunications, l'agence des Nations-Unies pour les technologies de l'information et de la communication.
Après 1994 : La France rentre dans le jeu et Internet est progressivement envahi par le secteur marchand
Un début d’abord mou : en 1996, France Telecom commence à s’intéresser à Internet en lançant les services Wanadoo, tout en maintenant la priorité sur le minitel, sans le faire évoluer techniquement. Il s’agissait de ne pas tuer prématurément la poule aux œufs d’or. Jusqu’en 2000, les industriels resteront sceptique sur le modèle économique d’Internet.
Mais le détour par le minitel et le videotex avait préparé le grand public à entrer dans l’ère du numérique si bien que le rythme s’accélère, devient exponentiel, mais mal maîtrisé et tardivement réglementé ce qui débouche sur « la bulle internet » qui marquera le début de ce second quart de siècle !