Une nouvelle chaire de recherche pour rapprocher économie et intelligence artificielle
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Mis à jour le 06/02/2025
Michael I. Jordan : Les outils existants – méthodes statistiques, algorithmes d’apprentissage automatique, etc. – sont puissants, mais couvrent des besoins limités. Prenez l’exemple de Chat GPT : ses réponses sont entachées d’un taux d’erreur significatif, il ne cite pas ses sources et ne peut pas estimer si ses propositions sont fiables à 30%, 70% ou 100%. Bref, il n’est pas performant dans la gestion de l’incertitude, domaine dans lequel l’intelligence humaine excelle.
Or, les entreprises évoluent par essence dans des environnements hautement variables. Leurs clients, leurs concurrents, le cadre réglementaire et législatif échappent à leur contrôle, et elles n’ont pas la main sur les prix ou les impondérables : pannes, grèves, météo dégradée... L’incertitude est partout, depuis les choix individuels du plus petit agent microéconomique jusqu’à la dynamique des grands marchés mondiaux.
L’idée était portée au départ par Francis Bach, le directeur de l’équipe-projet commune Sierra (ENS-PSL/CNRS/Inria) du Centre Inria de Paris qui héberge la chaire, celui-ci bénéficiant aussi d’excellents contacts dans le milieu industriel. Il s’est tourné vers moi, car nous avons une longue histoire commune (lire l’encadré « Dans l’équipe Sierra, cette chaire booste tout le monde ») et j’ai déjà piloté des projets semblables aux États-Unis pour Amazon, Google, Microsoft, etc. J’ai défini nos objectifs scientifiques, et ils ont vite suscité l’adhésion de cinq grandes sociétés françaises.
La chaire compte sept doctorants et postdoctorants basés à Paris et managés par Francis et son équipe. J’assume pour ma part un rôle de directeur scientifique. Nous avons organisé une première réunion avec les mécènes en juillet et désormais, nous menons des projets distincts avec chacun d’entre eux, rythmés par deux rencontres annuelles. Cela nous permet de faire du sur-mesure, à partir de cas d’usage issus du terrain.
Elles sont nombreuses et diverses. Par exemple, un fournisseur d’énergie cherche à produire à tout instant l’électricité la moins coûteuse et la plus écologique possible, en quantité suffisante pour des millions de foyers dont la demande fluctue. Autre exemple, quand j’ai travaillé pour Amazon, l’enjeu était de gérer un stock d’un milliard de références pour livrer en un temps record des centaines de millions de clients.
L’incertitude résulte aussi de problèmes d’échelle : quand trop de personnes veulent le même bien en même temps, il est impossible de satisfaire tout le monde. Les trains sont complets, les réseaux de télécoms saturés, les routes embouteillées, etc. Elle est également présente dans ce qu’on appelle les « mécanismes d’incitation » : comment motiver des partenaires techniques à construire avec moi un nouveau service en ligne ? Mes clients auront-ils assez confiance dans ce service pour l’acheter ? Comment déterminer les prix qui convaincront tous ces acteurs de jouer le jeu ? Etc.
Les supprimer, non. Mais il est possible de les atténuer et de les quantifier. En particulier grâce à des données statistiques et des algorithmes d’apprentissage automatique, qui exploitent les événements passés pour prédire ou simuler le futur. La saturation d’un réseau génère des problèmes, mais aussi des données pour résoudre à terme ce problème.
La difficulté, c’est de collecter ces données auprès de millions de clients ou d’utilisateurs – chaque foyer français contribue à la demande nationale d’électricité – puis de les traiter de manière distribuée, avec des algorithmes spécifiques. C’est un objectif scientifique aussi ambitieux que nouveau : dans le monde, la communauté de chercheurs et chercheuses qui travaillent sur ce sujet est cent fois moins nombreuse que celle du machine learning !
Nos mécènes s’intéressent à nos travaux à la fois pour mieux faire fonctionner des systèmes et services existants, et pour les aider à créer ceux qu’ils lanceront à l’avenir. Selon les cas, notre recherche sera capable de leur apporter des réponses sous quelques mois… ou quelques années.
Nous démarrons à peine et le premier événement, encore en réflexion, n’est prévu qu’au printemps 2025. Mais nous nous inspirerons probablement de ce que j’ai connu et observé à Berkeley : des rendez-vous qui s’adressent aux décideurs, aux étudiants en informatique et à toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à la science, et qui combinent conférences, sessions de posters, ateliers, etc.
Fondation unique en France par son objet, la Fondation Inria, adossée à Inria, l’institut national de recherche en sciences et technologies du numérique, porte une vision humaniste, celle de « [RE]donner du sens au numérique ». Alors que le monde se digitalise et que nos sociétés connaissent des désordres et des crises sans précédent, la fondation œuvre, avec l’ensemble de l’écosystème, pour faire émerger et grandir des projets d’intérêt général qui, avec le numérique au cœur, soient porteurs d’un impact positif pour les personnes, la société et la planète. Ceci, tout particulièrement dans quatre domaines clés où le numérique joue un rôle décisif : la santé, l’environnement, l’éducation, la restauration de la confiance. À la fois think et do tank, la Fondation Inria construit et déploie des programmes qui se situent à la croisée des grands enjeux de société, des préoccupations des entreprises et des réponses que les sciences et technologies du numérique peuvent apporter à tous, dans un dialogue fécond avec les autres disciplines et en se gardant de tout solutionnisme technologique.