Repérer les communications entre baleines grâce aux sciences du numérique
Date:
Mis à jour le 04/03/2025
À première vue, l'hydroambiphone HAP n'a rien d'un bijou de technologie. Avec ses airs de gros ballon de football bardé d'équipements, il semble même plutôt sommaire... Et pourtant, cet objet permet aujourd'hui aux scientifiques Inria de repérer les communications entre des baleines !
"Son but est d'obtenir des enregistrements en 3D sous l'eau, résume Alexandra Jurgens, scientifique au Centre Inria de l'université de Bordeaux. Cela nous apporte énormément d'informations sur l'environnement acoustique sous-marin, et notamment pour étudier les baleines."
En soi, la technologie n'est pas nouvelle. Ce type d'enregistrements a déjà été effectué dans le cadre d’applications militaires notamment. En revanche, c'est la première fois que la méthode est utilisée dans le domaine de la science animale. L'intérêt : obtenir un enregistrement spatialisé des baleines avec la possibilité de connaître la provenance des différents sons entendus dans l'espace sous-marin. HAP dispose de quatre hydrophones (des microphones pouvant fonctionner sous l'eau) placés sur la sphère. Chacun n'enregistre que le son qui lui parvient droit dessus, et c'est en rassemblant chaque enregistrement séparément qu'il devient possible de recréer l'environnement alentour.
L'enjeu est de taille car modéliser un enregistrement sous l'eau s’avère particulièrement complexe. Le son y voyage cinq fois plus vite que dans l'air et se dissipe moins. Résultat, il est possible d'entendre des bruits produits à des dizaines, voire à des centaines de kilomètres de distance… Dans ce contexte, difficile de différencier le chant des baleines des autres sons autour.
L'équipe de chercheurs et de chercheuses, composée d'Alexandra Jurgens et de scientifiques de l'Université de Californie à Davis, a fait plonger HAP au sud-est de l'Alaska, une zone où les baleines à bosse sont nombreuses. En août 2023 puis en mai 2024, à chaque fois pendant deux semaines, le dispositif a été placé sous l'eau afin d'écouter ces cétacés en pleine saison de chasse. Les baleines cherchent les poissons ensemble, formant parfois des groupes de 20, ce qui donne lieu à d'intenses conversations entre elles, sans doute pour coordonner leurs actions.
"Lorsque nous obtenons l'enregistrement complet, nous pouvons localiser les sons grâce au dispositif, détaille Alexandra Jurgens. Cela nous demande un travail de modélisation pour parvenir à identifier chaque son, sa source, sa distance… C'est pour l'instant notre but principal. L’étape suivante ? Il s'agira de comprendre ce qui se passe et d'en déduire des informations sur les comportements des baleines."
Néanmoins, quelques informations ont pu d’ores et déjà être glanées. Par exemple, les spécialistes pensaient que la chasse au « filet de bulles », une technique des baleines pour piéger leurs proies, était coordonnée par un seul mâle. Mais en réalité, HAP a identifié deux sons identiques produits par deux baleines différentes, ce qui offre un nouveau regard sur leur stratégie.
Dans ces recherches, l'hydrophone présente un avantage clé, car grâce à lui, il n'est plus nécessaire de démêler les sons pour connaître leur provenance. Ainsi, comme chaque dispositif n'enregistre que dans une seule direction, la spatialisation est obtenue en temps réel. Résultat : il est plus facile de traiter le son après l'enregistrement.
"La partie logicielle reste encore complexe, nuance Alexandra Jurgens. Nous travaillons avec un produit open source en attendant de développer notre propre technologie et nous en sommes encore au début. Mais ces premiers enregistrements sont prometteurs et ils vont nous aider à développer la suite en gagnant du temps sur le traitement."
Quid des sons enregistrés ? Ils ont été traités pour être joués en 3D dans une salle destinée à ce type d'expérience au SCRIME, un laboratoire partenaire d'Inria. Dans cette pièce, l'auditeur se place au milieu et les sons lui parviennent des différents dispositifs placés autour de lui. Autrement dit, un home-cinéma sonore ultra-immersif !
Lors des écoutes, les chercheurs se sont rendu compte que les baleines cohabitent avec de nombreux paquebots dans cette partie de l'Alaska. Par exemple, dans un passage d'à peine 20 kilomètres entre deux bandes de terre, ces cétacés et les bateaux se retrouvaient très proches les uns des autres, à tel point que les bruits se confondaient parfois. "À ce stade, il nous faut des outils mathématiques pour isoler les sons, précise Alexandra Jurgens. C'est un travail de filtrage où nous tentons de nous débarrasser de la pollution sonore."
D'ailleurs, dans un premier temps, l'équipe avait même stoppé certains enregistrements en raison d'un bruit issu des humains beaucoup trop important. Mais elle a compris ensuite que les sons en question ne provenaient que d'une seule direction, et qu'il était donc possible de tout simplement les retirer de l'analyse, sans perdre de l'information sur les autres. Un peu à la manière d'une personne qui se concentrerait sur une conversation en particulier pour ne pas être gênée par le vacarme ambiant.
Autre perspective de recherche : il semblerait que les baleines produisent des sons à différentes fréquences pour communiquer et localiser leur nourriture. Un phénomène qui pourra être étudié plus en détail lors de futures missions.
Pour les chercheurs, la majeure partie du travail d'analyse se déroule donc bien loin de la mer, et montre à quel point les sciences du numérique ont pris de l'importance dans l'étude des animaux. Ces recherches mêlent des questions sur le comportement animal, des mathématiques et de l'informatique pour traiter et recréer les sons, mais aussi de la physique théorique pour mieux comprendre comment le son se diffuse dans l'eau.
"Il existe des mathématiques et de la physique spécifiques au service de l'observation des animaux, résume Alexandra Jurgens. Et la technologie permet aujourd'hui d'obtenir nettement plus d'informations, ce qui laisse espérer de grandes avancées pour la suite." D'autant plus que le dispositif décrit ici s’avère relativement modeste, de l'aveu même des scientifiques qui l'ont mis au point. Son avantage ? HAP n'est pas très coûteux et simple à utiliser, nécessitant moins de travail pour sa mise en œuvre sur le terrain. De surcroît, il n'est pas invasif pour les espèces étudiées.
Quel est l’objectif de l'équipe désormais ? Elle compte améliorer les simulations permises par le logiciel, mais aussi le dispositif HAP lui-même. Ainsi, avec neuf hydrophones au lieu de quatre, il sera possible d'obtenir une vision d'ensemble encore plus précise, avec une marge d'erreur bien inférieure. Et au-delà des baleines, ces technologies présentent un atout : elles peuvent aider à mieux appréhender le milieu sous-marin où, en l'absence de lumière, le son joue un rôle encore plus important que sur la terre ferme.
En savoir plus
Pour les experts :