Faire calculer des brins d'ADN
Si Alan Turing avait un jour imaginé que les dispositifs de manipulation logique de symboles mèneraient à la création d’ordinateurs polyvalents, il n'avait en revanche jamais pensé qu'ils pourraient permettre l'existence d’objets tels que nos smartphones. Grâce à leurs études théoriques et à leurs expériences, Damien Woods, David Doty et Erik Winfree ont fait de même avec les brins d'ADN, et leurs résultats semblent prometteurs.
Les chercheurs ont réussi à exécuter 21 programmes informatiques simples grâce à des brins d'ADN qui calculent avec des données d'entrée de 6 bits. « Lorsque nous avons commandé pour la première fois les brins d'ADN pour le système complet, nous n'avions conçu que 3 programmes », explique David Doty.
Mais une fois que nous avons commencé à utiliser le système, nous avons réalisé tout son potentiel. Nous avons fini par concevoir et exploiter 21 circuits au total.
Les brins d'ADN utilisés ne sont pas structurés exactement comme ceux de nos cellules (il ne s’agit pas de la simple structure en double hélice de l'ADN contenant les informations génétiques) : ici les brins d'ADN peuvent être considérés comme des chaînes de 42 bases d'ADN (A, C, G ou T) disposées en 4 domaines de 10 ou 11 bases, chaque domaine étant le côté d’une tuile. Les chercheurs ont constitué une « bibliothèque » de 355 tuiles d'ADN différentes qui interagissent différemment les unes avec les autres : une tuile peut se coller à une autre (grâce à un « lien cohésif » entre plusieurs paires de bases : A est collée à T et G à C) sans se coller à une troisième, faute de « lieu de cohésion » potentiel. Enfin, ils ont conçu un ensemble complet de ces tuiles, parmi lesquelles on peut choisir un sous-ensemble (appelé le « programme ») qui construira un motif spécifique en appliquant des règles logiques pour décider quelles tuiles s’assembleront ensuite à mesure que la structure grandira.
21 « nano-apps »
En choisissant différents ensembles de 100 tuiles dans la « bibliothèque » de 355 tuiles, on obtient de nombreuses structures différentes qui sont comme des portes logiques alignées entre elles et peuvent ensuite produire des résultats exactement comme les portes logiques électroniques de nos ordinateurs modernes.
Pour une entrée spécifique de 6 bits, les nano-apps ADN les plus simples peuvent copier, trier, reconnaître des palindromes (nombres qui se lisent de la même manière de gauche à droite et de droite à gauche) ou des multiples de 3. Mais les chercheurs ont également réussi à construire des programmes plus sophistiqués capables de compter jusqu'à 63, de générer des modèles, d’obtenir un choix impartial à partir d'une source aléatoire biaisée, de choisir un leader ou de simuler des automates cellulaires.
Mais pour exécuter le processus et pouvoir calculer (autrement dit pour « exécuter » le programme), avec deux autres éléments sont nécessaires. Le premier est une graine en forme de tonneau, appelée origami d’ADN, d'une longueur de 140 nanomètres. L'extrémité de cette structure ne permet qu'à des brins d'ADN spécifiques de s’y coller. Ces brins spécifiques sont justement le deuxième élément : les données d'entrée de 6 bits.
Ici, un autre détail d'implémentation est nécessaire : afin de visualiser les tuiles d'ADN sous forme de « briques de codage » contenant des informations binaires : à la fin de l’expérience des protéines de marquage sont ajoutées, elles s’attachent à ces tuiles qui codent en « 1 » bit pour qu'elles soient plus facilement reconnaissables. Les chercheurs ont réalisé une preuve de concept en construisant des circuits qui fonctionnent avec 6 bits de données à la fois, c'est-à-dire des groupes de 6 tuiles portant chacune ou non la protéine pour coder des chaînes binaires comme 100101.
Programmer en laboratoire
Lorsque tous les ingrédients de la recette sont prêts, la toute dernière étape consiste à mélanger, dans un tube à essais rempli d'eau salée, l'origami d’ADN, les tuiles qui vont coder les données d'entrée et celles qui vont former le « circuit calculé » : tout va s'auto-assembler à une extrémité de l'origami d’ADN comme une écharpe en tricot !
« Après 1 jour, le tube à essais est rempli de milliards d'écharpes en tricot auto-assemblées et le calcul est fait. Ensuite, nous avons ajouté des protéines de marquage et à l'aide d'un microscope à force atomique (AFM), on peut voir où les protéines sont présentes (soit « 1 ») ou non (soit « 0 ») sur l'écharpe auto-assemblée et on peut interpréter la sortie en 6 bits du circuit », explique Damien Woods.
Nos résultats sont une preuve de concept que les tuiles d'ADN peuvent être utilisées comme dispositif de calcul puisque le dispositif a également démontré sa fiabilité : son taux d'erreur global par tuile est inférieur à 1 sur 3 000, ajoute Erik Winfree.
Lorsqu’ils ont débuté cette recherche, Damien Woods et David Doty étaient tous deux informaticiens théoriques. Ils ont donc dû acquérir un nouvel ensemble de compétences en laboratoire qui relèvent généralement davantage du domaine des bioingénieurs et biophysiciens. « Quand l'ingénierie nécessite de croiser plusieurs disciplines, il y a une importante barrière à l'entrée », explique Erik Winfree. « Le génie informatique a réussi à surmonter cette barrière et les programmeurs d'aujourd'hui n'ont pas besoin de maîtriser la physique des transistors. L’objectif de notre travail était de montrer que les systèmes moléculaires peuvent également être programmés à un niveau élevé : contrairement à des expériences précédentes sur des molécules spécialement conçues pour exécuter un seul calcul, la reprogrammation de notre système dans le but de résoudre différents problèmes s’est avérée aussi simple que de choisir différents tubes à essais à mélanger ensemble », ajoute-t-il.
Même si les ordinateurs à ADN sont capables d'effectuer des calculs plus complexes que ceux présentés par les chercheurs dans leur article paru dans Nature, Damien Woods fait remarquer que le but de cette recherche n'est pas de remplacer les ordinateurs à micropuces en silicium standard. « Ce sont des calculs rudimentaires et il reste beaucoup à faire pour pouvoir effectuer des calculs sur plus de 6 bits de données ou avoir un processus à température ambiante avec le même taux d'erreur global par tuile. Mais ces résultats nous en apprennent davantage sur la façon dont des processus moléculaires simples comme l'auto-assemblage peuvent coder l'information et exécuter des algorithmes. La biologie est la preuve que la chimie est intrinsèquement basée sur l'information et peut stocker des informations capables d’orienter le comportement algorithmique au niveau moléculaire. »
Une équipe interdisciplinaire internationale
Damien Woods a dirigé l'équipe TAPDANCE au centre Inria de Paris (2016-2018) et il est maintenant professeur à l'université de Maynooth en Irlande, où il a également obtenu son doctorat en 2005. Les travaux de son groupe sont financés par une bourse Consolidator Grant (2018-2023) sur l'informatique moléculaire accordée par le Conseil européen de la recherche (ERC). Avec David Doty (Université de Californie, Davis, USA) et Erik Winfree de Caltech (California Institute of Technology, Pasadena, USA), il a travaillé pendant des années sur l'auto-assemblage des brins d'ADN et sur la manière dont il peut être utilisé pour concevoir des systèmes informatiques. Pour ces résultats - publiés début 2019 dans Nature - les expériences ont été réalisées à Caltech (États-Unis) et les analyses se sont poursuivies à Inria Paris et l’UC Davis.
« Algorithmes moléculaires divers et robustes utilisant un auto-assemblage d'ADN reprogrammable » Woods, D., Doty, D., Myhrvold, C. Hui, J., Zhou F., Yin P., Winfree, E. Nature . volume 567, pages 366 à 372 (2019)