Fusion nucléaire : comment simplifier la simulation des plasmas ?
Recourir à des outils informatiques innovants pour modéliser une source d’énergie qui n’existe pas encore. Ainsi pourrait-on décrire Malesi (MAchine LEarning for SImulation) une action exploratoire lancée début 2020 pour quatre ans et portée par deux équipes : Tonus, à Strasbourg, et le laboratoire CNRS de mathématiques IRMA (Strasbourg).
L’intelligence artificielle, des applications grand public aux sciences dures
"Exploratoire" est le mot juste pour décrire le niveau de risque du projet. Car il n’est pas acquis que la fusion nucléaire tiendra sa promesse, celle d’une source d’énergie quasi inépuisable génératrice de déchets faiblement toxiques. De même, c’est seulement depuis 2018 que la communauté scientifique explore l’usage des outils d’intelligence artificielle (IA) pour fiabiliser des modèles : tout reste à inventer.
« L’IA a été développée depuis quelques années par les GAFA, principalement pour des applications grand public, souligne Philippe Helluy, responsable de l’équipe Tonus. Nous allons maintenant l’exploiter en sciences dures : c’est une perspective passionnante qui peut faire évoluer en profondeur notre pratique. »
5 à 15 fois plus d’énergie produite que d’énergie consommée
La fusion nucléaire, ou fusion de noyaux atomiques, est une réaction physique qui se produit au cœur des étoiles. Elle libère une formidable quantité de lumière et de chaleur. Pour la reproduire sur Terre, il faut porter des atomes de deutérium et de tritium à 100 millions de degrés et 10 000 bars dans des enceintes en forme d’anneau, les tokamaks.
Ces atomes forment alors une "soupe" de matière (ni solide, ni liquide, ni gazeuse) appelée plasma, qui détruirait les parois de l’enceinte au moindre contact. Aussi, des champs magnétiques intenses doivent la maintenir au milieu de l’anneau. La modélisation cherche donc à prédire le comportement du plasma selon la température, la pression, les champs magnétiques et la géométrie du tokamak. Les enjeux sont majeurs. Si la fusion nucléaire "terrestre" fonctionne, elle générera 5 à 15 fois plus d’énergie qu’elle n’en consomme !
Les modèles allégés manquent de robustesse
Ces dernières années, les physiciens ont développé des modèles de plasmas fiables et précis. Mais leur lourdeur – ils peuvent compter 1 000 milliards de points de maillage – les rend difficilement exécutables. « La plate-forme de calcul Gysela du CEA, qui utilise un million de processeurs, peut tourner jusqu’à cinq semaines pour une seule simulation », précise Emmanuel Franck, responsable de Malesi.
Des tentatives ont été faites pour simplifier ces modèles et alléger les calculs. Mais ces méthodes à maillage plus grossier génèrent des résultats physiques imprécis quand elles décrivent des phénomènes qui évoluent très vite. Or, les turbulences qui parcourent un plasma se transforment en un millième de seconde, et la température de ce plasma peut varier entre 100 millions de degrés au centre et 1 000 degrés sur les bords. Difficile d’imaginer des conditions plus défavorables.
Des réseaux de neurones pour fiabiliser les modèles allégés
Le projet Malesi s’est donc engagé sur une piste audacieuse : recourir à l’IA pour rendre ces modèles simplifiés plus robustes. « Des équipes ont commencé à explorer cette voie, par exemple en corrigeant localement les modèles utilisés, explique Laurent Navoret, maître de conférences à IRMA. Notre ambition est d’améliorer nos codes dans leur globalité. »
En pratique, les chercheurs vont utiliser des réseaux de neurones dits "convolutifs", employés en IA pour l’analyse d’images. Ces réseaux scruteront des résultats de simulation qui prendront la forme d’images, en l’occurrence de nuages de points dont chacun représentera une valeur de paramètres physiques à étudier. « Dans un premier temps, il s’agira des nuages de points de simulations fiables, pour ce que l’on appelle un apprentissage supervisé, détaille Emmanuel Franck. Dans un second temps, les réseaux analyseront des simulations menées avec des modèles simplifiés, donc susceptibles de comporter des erreurs. »
L’IA plus performante que les méthodes numériques ?
L’IA jouera alors un double rôle : d’abord, détecter ces erreurs grâce aux enseignements de la phase préalable d’apprentissage ; ensuite, par itérations successives, corriger les paramètres des modèles simplifiés jusqu’à obtenir des résultats justes.
De plus, les réseaux de neurones seraient plus précis et plus rapides que les méthodes numériques pour réaliser des interpolations, c’est-à-dire reconstruire des images simplifiées à partir de nuages de points. Or, l’exécution des modèles de plasmas comporte beaucoup d’interpolations. « Nous avons mené des tests préliminaires très prometteurs, annonce Emmanuel Franck. S’ils sont confirmés, l’IA pourrait donc corriger les modèles tout en exécutant mieux certaines de leurs tâches. »
À ce stade, toutefois, la prudence s’impose. Malesi devra vérifier à chaque étape que les outils d’IA ne dégradent pas les résultats obtenus par la voie classique. Autre interrogation : le recours aux réseaux de neurones fera-t-il économiser du temps de calcul, puisque c’est l’objectif premier du projet ? « La réponse dépendra en grande partie de l’apprentissage, répond Emmanuel Franck. À ce jour, impossible de savoir combien de nuages de points nos réseaux de neurones devront « apprendre » pour devenir opérationnels. »