L’IA est un concept vaste et pas toujours compris du grand public. Comment la définiriez-vous ?
Bruno Lévy : l’IA, c’est avant tout des mathématiques mises en musique par l’informatique, pour avoir un impact dans le monde réel. Nous développons de nouvelles applications, tout en inventant les théories qui seront à la base des méthodes et outils de demain.
Antonio Krüger : pour ma part, je définis l’IA comme une science qui cherche à résoudre des problèmes en s’inspirant de certaines facettes de l’intelligence humaine : intelligence cognitive pour créer un programme d’échecs, intelligence sociale pour faire coopérer un robot et un opérateur, intelligence émotionnelle pour le dialogue entre un usager et un chatbot…
En quoi Inria et DFKI sont-ils complémentaires en matière d’IA ?
Antonio Krüger : les deux instituts comptent à peu près autant de chercheurs spécialisés en IA. Nous parlons le même langage, nous étudions à la fois des aspects théoriques et applicatifs et c’est essentiel pour bien se comprendre. Disons que le DFKI est un peu plus orienté vers les applications et Inria vers les aspects fondamentaux, même si les deux instituts sont actifs dans les deux domaines.
Bruno Lévy : en janvier, nous avons organisé à Nancy un séminaire réunissant une centaine de chercheurs d’Inria et de DFKI. L’objectif était qu’ils se présentent leurs travaux pour dégager des sujets communs. C’était un pari car ils ne se connaissaient pas ; chacun aurait pu rester sur son quant-à-soi. Or, c’est l’inverse qui s’est produit : des échanges intenses, des participants enthousiastes et de multiples thèmes à approfondir ensemble. La complémentarité, et même la complicité, sont bien là !
Avez-vous déjà des exemples de sujets sur lesquels vous allez collaborer ?
Bruno Lévy : à ce stade, les équipes élaborent leurs projets. Puis une instance binationale fera la sélection et attribuera les financements, pour un démarrage effectif avant l’été. Mais on peut citer des thèmes qui seront sans doute retenus, par exemple une interface vocale dédiée aux services d’urgence, la coopération plus poussée entre humains et robots dans l’industrie, ou encore l’accélération du design préalable à la fabrication d’objets.
Dans le domaine du développement durable, nous comptons unir nos efforts autour d’une IA bien moins énergivore. Agréger des millions de données sur des disques durs, c’est consommer beaucoup d’électricité. DFKI travaille sur des solutions matérielles cent fois moins gourmandes ! Inria, pour sa part, conçoit sur des architectures d’ordinateurs dont l’efficacité énergétique est bien meilleure.
Antonio Krüger : dans le secteur de la santé, nous avons identifié un sujet sur le diagnostic précoce de la maladie d’Alzheimer. Aujourd’hui, ce diagnostic est difficile et de ce fait, souvent très tardif. Il comprend notamment des tests cognitifs ; on demande au patient d’écrire et de tracer certaines formes, puis le médecin examine l’ensemble pour déceler d’éventuelles anomalies. Avec des outils d’IA dédiés, cette évaluation de la graphie et du dessin serait beaucoup plus rigoureuse. L’IA pourrait également analyser les propos et la voix d’un patient, toujours à des fins de diagnostic.
En France comme en Allemagne, l’IA suscite des interrogations, des craintes, parfois des fantasmes. Comment comptez-vous y répondre ?
Bruno Lévy : il est normal d’avoir de la méfiance vis-à-vis de ce qu’on ne connaît pas. Notre collaboration portera également sur l’enseignement, pour expliquer aux scolaires et aux étudiants ce que l’IA permet de faire, ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas.
Autre volet, expliquer comment elle fonctionne, ce qui est un défi pour les scientifiques : ils constatent les capacités d’apprentissage exceptionnelles des réseaux de neurones, mais ne les comprennent pas forcément ! Le véritable enjeu du domaine est de créer une théorie mathématique de l’apprentissage. En pratique, cette théorie permettra de rendre l’IA certifiable, de se conformer à des normes de type ISO. Par exemple, si des drones doivent évoluer en ville, je dois être certain qu’ils se tiendront en toutes circonstances à une distance minimale des obstacles et des personnes.
Antonio Krüger : je suis persuadé que l’IA apportera des progrès majeurs. Et il faut rappeler que les outils d’IA actuels sont hyper spécialisés, donc très éloignés de la polyvalence et de l’adaptabilité de l’esprit humain. Méfions-nous des scénarios de science-fiction et des spéculations !
Cela dit, nous avons besoin de la confiance du grand public pour avancer, d’où les actions d’enseignement évoquées par Bruno. De plus, des initiatives doivent être lancées au sein même de nos organismes. À DFKI, un comité d’éthique de six membres examine nos projets, émet des recommandations et vérifie qu’elles sont appliquées. On ne peut pas s’en remettre uniquement au bon vouloir des chercheurs : il faut des instances de régulation.