Éducation et numérique

Gilles Dowek : pour un enseignement universel du numérique

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Mis à jour le 10/03/2022
Gilles Dowek, chercheur Inria, vient de rejoindre la nouvelle composition du Conseil National du Numérique. L’occasion de faire le point avec lui sur la relation qui unit aujourd’hui sciences du numérique et citoyens.
éducation universelle au numérique
© Unsplash / Photo Jaime Lopes

Quel est le constat aujourd’hui sur la relation qui unit les sciences du numérique et les citoyens ?

Pour pouvoir analyser dans sa globalité le rapport actuel entre sciences du numérique et citoyens, il faut observer deux phénomènes : la place que prend le numérique dans le quotidien de chacun, et, en parallèle, les perceptions et les représentations que les citoyens ont des objets numériques.

Sur le premier point, la question est relativement récente pour nous car c’est seulement depuis que le Web existe que l’informatique est vraiment très présente dans notre vie quotidienne. Des années 40 aux années 80, les ordinateurs avaient des tâches très spécifiques, comme par exemple prévoir le temps qu’il ferait le lendemain, ou calculer des ponts. Mais c’est seulement à partir du moment où le Web s’est vraiment diffusé, dans les années 90, que le lien entre informatique et société a commencé à se tisser. Et c’est quelque chose qu’on est encore en train d’essayer de comprendre.

Si on regarde les différentes activités qui ont été impactées par le numérique, on remarque que peu ont échappé à cette révolution. Aujourd’hui, on peut travailler, apprendre, se soigner, faire ses courses, regarder un spectacle, ou échanger avec ses proches grâce au numérique, qui est omniprésent dans chacune de nos activités, qu’elles soient professionnelles ou personnelles. Et ce rapport a été exacerbé avec la pandémie de Covid-19 !

Sur le second point, je suis toujours surpris de la perception négative d’une partie du grand public et d’une partie des personnes qui essaient de penser ces questions, avec des discours très critiques sur les écrans, les GAFA, les Fake News... Bien évidemment, il est important de penser ces questions, mais il est également nécessaire de voir qu’à côté, de grandes avancées se font. Si on reprend l’exemple des Fake News, on ne peut pas en discuter sans voir à côté que les mêmes techniques permettent de partager de manière absolument inédite des connaissances, c’est une vraie révolution.

Comment expliquer cette méfiance de la part du grand public ?

Il y a beaucoup d’explications possibles. Une première est culturelle : les européens ont toujours été plus ou moins hostiles aux machines et à la technique. Une autre est que ces machines et ces systèmes déplacent les relations de pouvoir. Certaines personnes avaient une certaine place dans la société grâce à leurs connaissances mais l’émergence de l'apprentissage en ligne, du partage de connaissances de manière gratuite, a complètement rebattu les cartes.

Il y a aussi une vraie méconnaissance qui fait que les gens ne perçoivent pas tous les avantages qu’ils pourraient tirer de ces systèmes, parce qu’ils s’en servent mal ou qu’ils ne comprennent pas la différence entre les technologies. Par exemple, une application de traçage qui suit les personnes au quotidien, qui est capable de reconstruire leurs déplacements, est très différente d’une application de traçage anonymisée, donc moins dangereuse pour nos données personnelles. Si on ne sait pas ce qu’est l’anonymisation des données, on ne peut pas comprendre cela. Et ça rejoint la question du partage de connaissances, de l’éducation au numérique.

Cependant, on ne peut pas tout expliquer par l’ignorance. Parfois, les gens savent, ont des connaissances, et continuent à avoir une attitude de défiance. Il est néanmoins important d’accompagner au mieux ceux qui souhaitent comprendre les technologies du numérique et évoluer avec.

Comment accompagner, justement, le grand public dans son éducation aux sciences du numérique ?

Il est avant tout important de noter que d’énormes progrès ont été faits ces dernières années dans ce domaine. Il y a dix ans, l’éducation au numérique n’était pas intégrée à l’école. Aujourd’hui, on a une éducation informatique à tous les niveaux, de l’école primaire au lycée. Il faut continuer à aller en ce sens, en commençant par former davantage les enseignants au numérique, en recrutant plus d’enseignants dans les matières informatiques, et en améliorant la qualité des enseignements existants pour les élèves, qui n’évoluent pas toujours avec leur temps.

L’enseignement universel du numérique est important, pas parce qu’il est obligatoire mais parce qu’il s’adresse à tous et pas seulement ceux qui ont décidé de se tourner vers l’informatique. Cet enseignement universel est également important pour promouvoir la place des femmes dans le numérique. Il existe un véritable déséquilibre des genres dès que les cours sont optionnels dans ce domaine, et il n’y a pas de raison qu’il y en ait, car l’informatique n’a pas de genre.

Il peut enfin être intéressant de donner une ouverture vers les nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle, la blockchain, dans l’enseignement au numérique, tout en se méfiant des effets de mode liés à ces nouveautés.

L'éducation au numérique, un enjeu fort d'Inria

Beaucoup de choses sont mises en place pour accompagner les jeunes générations dans l’apprentissage du numérique et des technologies. Qu’en est-il des générations antérieures ?

On a une idée, qui est peut-être fausse, que notre vie est une succession de plusieurs phases : la première, d’éveil, la deuxième, d’apprentissage, la troisième, de production, et la dernière au cours de laquelle on n’apprend plus rien et on ne produit plus rien. C’est un peu rigide, et il faut apprendre à la remettre en question aujourd’hui.

L’idée d’apprendre à l’école ou à l’université toute sa vie devrait être plus répandue. On pourrait par exemple imaginer qu’au lieu d’avoir une semaine de sept jours divisés en cinq jours de travail et deux jours de repos, on pourrait la diviser en quatre jours de travail, un jour d’apprentissage et deux jours de repos. On peut également imaginer que tous les sept ans, on retourne six mois ou un an sur les bancs de la faculté pour apprendre de nouvelles choses.

C’est un peu utopique, mais à plus court terme, il est important de proposer aux salariés des formations au numérique, en lien avec leur métier, pour que d’une part ça puisse les intéresser, mais aussi d'autre part que ça puisse leur servir. Si je prends l’exemple d’un boulanger, une formation aux nouvelles technologies pourrait lui permettre d’automatiser une partie de sa production, ou de développer son activité en ligne… Il faut se poser la question de ce qui pourrait être intéressant en fonction des métiers et des préoccupations de chacun.

De quelle manière le CNNum remanié va-t-il avoir une réelle utilité pour rapprocher numérique et grand public ?

Le conseil vient d’être nommé, et comme tout conseil fraîchement mis en place, nous allons devoir choisir un certain nombre de directions de travail, collectivement, dans les prochains mois. Jusqu’ici, le CNNum était très axé "industrie", ce qui était une bonne chose car c’est ce dont nous avions besoin ces dernières années. Ce nouveau conseil est formé de davantage d’académiques, de chercheurs. On peut donc naturellement imaginer que ces personnes auront un plus grand souci des liens unissant le numérique et la société.

Le CNNum va avoir un rôle important à jouer auprès de la force publique, des services publics. On a aujourd’hui un État qui a réussi à s’informatiser en grande partie et la plupart des démarches administratives se font en ligne, mais nos institutions ont été pensées au XVIIIe siècle, à une époque ou les moyens de traiter l’information étaient limités. Le problème qui se pose aujourd’hui, c’est que face à des citoyens qui ont pris l’habitude de s’exprimer en dehors des systèmes électifs, les institutions ne savent pas quoi faire de ces informations, et sont incapables d’entendre ces discours. Il va donc falloir réfléchir à la manière dont on va pouvoir adapter ces institutions à ce monde dans lequel une grande quantité d’informations est brassée, continuellement.

Gilles Dowek

Diplômé de Polytechnique, Gilles Dowek est chercheur chez Inria et professeur à l’École normale supérieure de Paris Saclay. Ses travaux portent principalement sur la formalisation des mathématiques et les systèmes de traitement des démonstrations. Il est lauréat du Grand prix de philosophie de l'Académie française pour Les Métamorphoses du calcul. Il est aussi l’auteur avec Serge Abiteboul du livre Le temps des algorithmes. Il est membre du Conseil scientifique de la Société informatique de France, du Conseil scientifique de La main à la pâte et de la Commission de réflexion sur le numérique du Comité national pilote d’éthique du numérique.