Détection précoce de tumeurs, optimisation des publicités sur le Web ou encore recommandation du film que vous pourriez regarder ce soir, l’intelligence artificielle (IA) est partout ! Depuis un téléphone portable jusqu’aux plus grands supercalculateurs du monde, les algorithmes jouent un rôle essentiel dans notre société et sont développés à une vitesse folle.
L’IA est pourtant si impalpable qu’on en vient à se demander ce que c’est. Pour la définir, le directeur de recherche Inria Marc Schoenauer aime citer l’un des pionniers en ce domaine, le chercheur Jean-Louis Laurière :
L’intelligence artificielle, c’est arriver à faire faire par des ordinateurs des tâches dont ils n’étaient pas encore capables, ce qui laisse entendre que, une fois qu'on a réussi à accomplir une tâche, ce n’est plus de l’IA mais simplement de la programmation.
Optimisation et algorithmes évolutionnistes
Marc Schoenauer entre dans le monde de la recherche par la porte des mathématiques appliquées. Alors qu’il travaille au CNRS, il s’oriente petit à petit vers l’intelligence artificielle sans avoir jamais suivi de cursus universitaire sur le sujet : « Je suis passé des mathématiques appliquées à l’IA en cherchant à solutionner des problématiques d'optimisation ! », se souvient le chercheur…
À la fin des années quatre-vingts, sa carrière est marquée par sa rencontre avec les algorithmes évolutionnaires, une méthode d'optimisation inspirée de l'évolution darwinienne. En pratique, le chercheur considère un ensemble de solutions possibles au problème d’optimisation posé, solutions qui sont initialement choisies aléatoirement.
Puis il leur fait subir des transformations similaires à des croisements ou des mutations en biologie, concrétisées par des modifications aléatoires (mutations) ou par la construction d’une troisième solution à partir de deux autres (croisement). Les solutions sont finalement choisies de façon à simuler la sélection naturelle : celles qui répondent le mieux au problème initial sont conservées, les autres disparaissent. Ces étapes sont répétées des dizaines ou des centaines de fois sur de nouvelles « générations » de solutions. Le chercheur témoigne :
Je caricature un peu mais ce qui m’a séduit dans les algorithmes évolutionnaires est qu’ils semblaient très bien fonctionner sans avoir de fondement théorique.
Cette approche innovante de l’optimisation, alors peu développée en France, fait de Marc Schoenauer un pionnier dans l’Hexagone. Et elle s’applique à un large panel de problèmes auxquels elle apporte des solutions. Le chercheur, qui se dit opportuniste dans ses choix d’applications, se concentre pendant longtemps sur l’optimisation formelle, avec des projets aussi surprenants que par exemple le design d’une chaise réalisé avec l’architecte Philippe Morel.
Ses recherches portent aussi sur l’optimisation de la planification pour le contrôle aérien, la prospection pétrolière en géophysique, et plus récemment l'énergie. Il contribue à la diffusion de cette méthode notamment en tant que président du Groupe d'intérêt spécial sur la génétique et le calcul évolutif (Sigevo) de l’ACM (Association for computing machinery), qui soutient la recherche et l’innovation en informatique.
Fier de sa transition des mathématiques appliquées à l’informatique, Marc Schoenauer démarre une nouvelle étape dans sa carrière lorsqu’il intègre Inria en 2001. Alors que l’ouverture interdisciplinaire est encouragée, il y crée deux ans plus tard l’équipe-projet TAO (Thèmes, apprentissages et optimisation) avec Michèle Sebag, spécialiste d’une autre approche de l’IA, le machine learning. En 2018, l’équipe change de nom et devient TAU (TAckling the Underspecified), toujours au sein du Laboratoire de recherche en informatique.
Boostée par les évolutions des méthodes en IA, mais aussi par la montée en puissance de nouveaux enjeux sociétaux, l’équipe TAU se concentre au niveau applicatif sur deux thématiques majeures : l’énergie et les sciences humaines et sociales, sous l’impulsion des chercheurs Michèle Sebag, Paola Tubaro et Philippe Caillou. Parmi les domaines d’applications dans les humanités numériques, on trouve les ressources humaines avec la mise en relation de curriculum vitae avec des offres d'emploi, les liens entre santé et alimentation, ou encore le rapport entre prospérité financière de l’entreprise et bien-être des salariés.
L’éthique au cœur des ambitions françaises et européennes
Si l’apprentissage par les réseaux de neurones profonds domine aujourd’hui la scène internationale, bien malin celui qui prédira quelle méthode d’intelligence artificielle sera utilisée demain. En arrière-plan de l’IA, des enjeux économiques d’envergure stimulent son développement en France et en Europe, mais avec, sur notre continent, une préoccupation majeure : l’éthique. Face aux géants américains et chinois de l’IA, l'Europe espère se distinguer et en faire sa spécificité.
« Dans nos recherches, on ne peut pas partir du principe que nos algorithmes sont neutres et que la suite dépend de ce que les gens vont en faire », explicite le chercheur. « On doit s’interroger sur la présence de biais et sur de potentielles utilisations malveillantes. Est-on capable aujourd’hui de donner des garanties ? Ou peut-on modifier légèrement nos algorithmes afin qu’ils soient non seulement efficaces mais aussi équitables et transparents ? Nous devons augmenter notre niveau de vigilance ! » Sachant que certaines applications utilisant des données personnelles sont plus sensibles que d'autres, comme par exemple l’analyse de données de santé ou de curriculum vitae.
Président de l’Association française pour l’intelligence artificielle (Afia) de 2002 à 2004, Marc Schoenauer croit, à l’époque, à la nécessaire fédération des communautés scientifiques sur le thème de l’IA afin d’acquérir plus de poids et de visibilité en France et en Europe. Une position qui lui fait comprendre que, au-delà de la recherche, l’IA est liée à des enjeux politiques importants.
Presque quinze ans plus tard, il est l’un des référents du rapport Villani publié en 2018 et de la stratégie nationale AI for Humanity qui en découle : « Depuis la sortie du rapport, on observe une réelle mise en mouvement avec l’implémentation de chaires et des instituts 3IA pour la formation à l’IA ou encore du supercalculateur Jean Zay au centre de calcul national de l’Idris* », constate avec plaisir le chercheur. Dans ce cadre, Inria est chargé de coordonner la mise en place du réseau 3IA et le renforcement global de l’écosystème français de recherche en intelligence artificielle. Néanmoins, le chercheur note que des défis de taille persistent :
Le rapport veut mettre en place des plates-formes sectorielles. Sur la mobilité par exemple, beaucoup d’acteurs privés auraient intérêt à partager leurs données pour faire face aux concurrents américains ou japonais. On dit souvent que les données sont le pétrole de l’IA, or, malheureusement, chacun veut garder les siennes !
Recherche à risque et innovation
La force d’Inria : la diversité des approches de l’IA menées par ses équipes avec des spécialistes mondiaux de l’apprentissage, mais aussi avec des experts du traitement du signal audio et vidéo.
L’avenir de l’IA repose aussi sur les futurs travaux de jeunes chercheurs. Si la concurrence est rude avec les GAFAM qui offrent des moyens de calcul presque illimités, le milieu académique n’a pas pour autant dit son dernier mot : « Il y a chez Inria cette idée de la liberté de recherche, la possibilité de changer de sujet, de travailler plus sur l'éthique que sur un programme », remarque le chercheur.
C’est pourquoi Inria propose des actions exploratoires qui permettent aux scientifiques de travailler sur leurs idées pendant deux ans afin de les tester. Et Marc Schoenauer d’ajouter :
Cette liberté est l’occasion de prendre des risques et de lancer des projets innovants, sans aucune garantie de réussite, mais qui pourraient ouvrir de vastes perspectives s’ils aboutissaient !
*Institut de développement et de ressources en informatique.
Biographie express
Marc Schoenauer est directeur de recherche Inria depuis 2001. Diplômé de l’École normale supérieure, il débute sa carrière au CNRS, au Centre de mathématiques appliquées de l’École polytechnique. Depuis la fin des années quatre-vingts, il mène des travaux en intelligence artificielle, à la frontière entre optimisation "stochastique" (utilisant des familles de variables aléatoires) et apprentissage automatique. Il crée en 2003, avec Michèle Sebag, l’équipe TAO (Thème apprentissage et optimisation) qui est commune à Inria, au CNRS et à l’université Paris-Sud. Il a aussi participé au comité de rédaction de nombreuses revues scientifiques et a lui-même cosigné une centaine d’articles. Référent recherche sur le rapport Villani, il s’implique aujourd’hui dans la mise en place de la stratégie IA en France et en Europe.
L’IA au service de la distribution d’énergie
Dans l'équipe TAU, les chercheurs Isabelle Guyon et Marc Schoenauer s’intéressent à l’optimisation de la distribution de l'électricité sur les réseaux dits Power grids, thématique qui avait été lancée par Olivier Teytaud, aujourd’hui chez Facebook AI Research. Il s’agit de systèmes fortement régulés qui doivent à tout moment répondre à des demandes variées d'électricité de la part des consommateurs.
De plus, l’imprévisibilité des énergies renouvelables due à leur dépendance aux conditions météorologiques complexifie l’exploitation de ces réseaux. Conséquence ? Il revient à des opérateurs humains d’agir pour assurer leur bon fonctionnement et leur sécurité. Les chercheurs travaillent sur des outils d'assistance aux opérateurs afin d'accroître la sécurité et de réduire les coûts. Développée à partir de données historiques, l’IA opérationnelle suggère par la suite des actions correctives en temps réel, afin que la puissance circulant dans chaque ligne ne dépasse pas les limites données (pas de surcharge électrique) et que la répartition de la puissance dans le réseau soit la plus régulière possible.