Soulager les unités de soins intensifs
Les unités de soins intensifs de la plupart des hôpitaux ont récemment dû faire face à une augmentation du nombre de patients souffrant du Syndrome de Détresse Respiratoire Aiguë (SDRA) grave lié à la Covid-19, et devant être placés dans une position spécifique pour faciliter leur respiration. La ventilation des patients en Décubitus Ventral (DV) est cruciale pour le traitement. Il s’agit de positionner les patients couchés sur le ventre par une manœuvre de retournement compliquée. Chaque procédure de DV nécessite qu'environ 6 membres du personnel médical formés au geste restent le buste penché vers l'avant pendant plusieurs minutes, ce qui entraîne une charge physique au niveau lombaire et, potentiellement, des blessures.
Des équipes spécifiques de retournement en position ventrale ont été déployées dans les hôpitaux de Nancy du 23 mars au 24 avril 2020 dans leur unité de soins intensifs étendue (de 22 à 46 lits). "Pendant cette période, 75 volontaires se sont relayés pour disposer chaque jour d’une à trois équipes de 5 personnes et ont effectué en moyenne entre 8 et 15 placements par jour, ce qui correspond à un poids total manipulé supérieur à 30 tonnes", explique le Pr Bruno Chenuel, médecin coordinateur des équipes de DV. L'analyse cinématique effectuée par le Loria montre que le personnel médical peut passer environ 40% du temps avec le buste penché de plus de 20 degrés vers l'avant lorsqu'il est placé à côté du patient, et peut maintenir une posture statique avec une importante flexion du tronc pendant plusieurs minutes pour sécuriser la tête du patient et éviter l'extubation. "Nous avons enregistré les gestes de DV avec une combinaison Xsens et effectué une analyse biomécanique du mouvement avec le logiciel AnyBody ", explique Pauline Maurice, chercheur CNRS au Loria. Même sans manipulation de charges, de telles postures provoquent une pression et des blessures potentielles dans le bas du dos. "C'est une situation typique où les exosquelettes de soutien dorsal peuvent être envisagés pour améliorer les conditions de travail, ce qui constitue la mission principale de l’INRS", expliquent Jean Theurel et Laurent Claudon, experts en physiologie et biomécanique de l’INRS. Ces exosquelettes sont généralement déployés dans le secteur industriel ; il existe très peu de rapports sur leur utilisation dans le système de santé et aucune utilisation dans les unités de soins intensifs.
Porteurs : Serena Ivaldi (Inria NGE, Equipe LARSEN) et Dr Nicla Settembre (CHRU Nancy)
Partenaires : CHRU Nancy, INRS, Hôpital Virtuel de Lorraine
#réanimation #fatiguedesoignants #exosquelettes
"À notre connaissance, les exosquelettes n'ont jamais été utilisés dans les unités de soins intensifs ou en relation avec la Covid-19", explique Serena Ivaldi. "Afin d'étudier leur utilité, nous avons d'abord évalué différents exosquelettes de soutien dorsal en simulation, c’est-à-dire, sur des soignants qui effectuaient la manœuvre sur un mannequin, avant de déployer l'exosquelette sélectionné sur deux volontaires effectuant le DV en situation réelle dans une unité de soins intensifs". Le Centre de simulation CUESim de l'Hôpital Virtuel de Lorraine (HVL) a fourni une salle de soins intensifs simulée avec un simulateur-patient reproduisant les mêmes conditions que celles auxquelles les médecins sont confrontés dans la vie réelle. "Le mannequin a été intubé et a été maintenu en vie, afin de reproduire les conditions compliquées des patients Covid-19 pris en charge en réanimation", explique Mme Hind Hani, Ingénieure d’Etudes Biomédicales et directrice opérationnelle du CUESim/HVL. Après les premières expériences au centre de simulation, l'équipe ExoTurn a sélectionné l’exosquelette passif Laevo. Le personnel médical utilisant cet exosquelette pendant les manœuvres de DV dans l'unité de soins intensifs a perçu un soulagement physique dans le bas du dos et a clairement indiqué son intention d'adopter une telle technologie.
Ce travail est d'une importance cruciale pour l'amélioration des conditions de travail du personnel médical, et plus généralement pour la communauté médicale et scientifique.
Pr Jean Paysant, Chef du pôle rééducation, CHRU Nancy, directeur médical de l'Institut régional de médecine physique et de réadaptation, UGECAM du Nord-Est
Quand l’innovation et la recherche viennent en renfort de la solidarité soignante pour le meilleur traitement des patients en pleine crise sanitaire, voilà un projet exemplaire sur beaucoup d’aspects !
Pr Bruno Chenuel, CHRU Nancy, Professeur de Physiologie, Chef de Service, Centre Universitaire de Médecine du Sport et Activité Physique Adaptée et Service des Examens de la Fonction Respiratoire, Université de Lorraine
Serena Ivaldi parle de la genèse et du développement d'ExoTurn
Dans un premier temps, j’ai cherché à comprendre les problèmes liés à la prise en charge des patients atteints par l’épidémie de Covid-19, au CHRU Nancy. Le fait de se connaître personnellement avec le Dr Settembre a certainement beaucoup aidé : même si nos domaines de connaissance et notre façon de travailler sont différents, nous avons compris comment fonctionner ensemble assez rapidement. Les Dr Nicla Settembre, Pr Bruno Chenuel et Pr Jean Paysant nous ont détaillé les spécificités de prise en charge des patients présentant une forme sévère d’infection respiratoire au coronavirus et les sollicitations physiques auxquelles étaient sujets les médecins et les soignants en réanimation devant effectuer les manœuvres de décubitus ventral sur les patients curarisés. Étant donné le nombre important de patients à traiter lors du pic de l’épidémie, ils décrivaient une situation apparentée à une "production industrielle", entraînant beaucoup de fatigue non seulement physique mais aussi mentale pour le personnel soignant, en plus du stress permanent. La situation me semblait tout à fait similaire à celle des ouvriers dans l’industrie, qui effectuent des tâches souvent pénibles, répétitives et harassantes. Nous étudions comment les aider avec des robots et des exosquelettes dans notre projet européen AnDy. Utiliser des exosquelettes pour aider le personnel médical dans ses efforts physiques sans introduire des nouveaux robots nous semblait ainsi pertinent.
J’ai donc contacté Jean Theurel de l’INRS avec qui nous avions justement collaboré autour des exosquelettes durant le projet AnDy. Son équipe et ses collègues du département "Homme au Travail" ont rejoint le projet avec beaucoup d’enthousiasme.
La première étape a consisté à comparer un certain nombre d'exosquelettes potentiels pour trouver le meilleur candidat. Nous avons effectué les tests en situation simulée, grâce à la collaboration de l’Hôpital Virtuel de Lorraine (CUESim). Des volontaires équipés d’exosquelettes ont effectué les manœuvres de décubitus ventral sur un mannequin simulateur de patient Covid-19. Pauline Maurice, chercheuse CNRS dans notre équipe et ancienne postdoctorante sur le projet AnDy, a effectué une analyse du mouvement sans et avec exosquelettes. À la suite des tests, nous avons identifié un exosquelette passif comme le meilleur candidat à l’utilisation en réanimation.
La deuxième étape a été l’utilisation en réanimation, en situation réelle. Deux médecins volontaires ont utilisé l’exosquelette au cours de 10 manœuvres de mise en DV. Les premiers résultats sont très encourageants : les deux médecins qui ont bénéficié du soutien physique ont déclaré qu’ils adopteraient cette technologie. À notre connaissance, c’était la première fois qu’un exosquelette était utilisé dans un service de réanimation pour assister le personnel médical !
Un premier article scientifique décrivant l’étude pilote et les résultats en réanimation a été soumis et accepté dans un journal médical.
Aujourd’hui, le projet se poursuit de façon à évaluer de manière plus rigoureuse les bénéfices apportés par les exosquelettes pendant les manœuvres de décubitus ventral, en vue d’une future adoption de la technologie dans la pratique médicale. Enfin, nous avons acquis un nouveau modèle d’exosquelette qui devrait être encore plus pratique pour les médecins et donc mieux intégré dans leurs activités de soins.
Nous sommes ravis de l'utilité et du résultat positif de cette collaboration et nous espérons que l'idée pourra également aider les équipes médicales d'autres hôpitaux.
Dr Nicla Settembre, Chirurgienne vasculaire au CHRU de Nancy & Hôpital Virtuel de Lorraine