Des débuts en pleine Guerre froide
Il y a 40 ans naissait Internet, une invention révolutionnaire. « Tout commence en 1957, l’année où les Soviétiques mettent en orbite le premier satellite artificiel : Spoutnik, rappelle Gérard Le Lann, directeur de recherche émérite chez Inria. Une menace pour les Américains qui voient dans cet exploit la preuve que l’URSS pourrait larguer des charges nucléaires depuis l’espace. Mais aussi un camouflet scientifique : les États-Unis sont en retard ! »
Pour répondre à ces deux problèmes, le gouvernement américain crée, en 1958, l’Arpa (Advanced Research Projects Agency), chargée de promouvoir des recherches pour la Défense américaine. Un premier projet a pour but de définir un réseau interconnectant des ordinateurs, tel que proposé dès 1957 par Joseph Licklider, professeur au MIT (Massachusetts Institute of Technology), afin de faciliter les communications entre êtres humains. La mission est confiée à la Rand Corporation, un centre de R&D, qui recrute notamment Paul Baran, un ingénieur de la compagnie Hughes Aircraft, pour mener à bien ces travaux.
La naissance d’un nouveau type de réseaux
Entre 1960 et 1964, ce dernier développe l’idée qu’il faut fragmenter les messages en paquets au départ puis les réassembler à l’arrivée : il invente ainsi la plupart des concepts fondateurs des réseaux à commutation de paquets, tel qu’Internet aujourd’hui. Ces travaux, combinés à ceux d’autres précurseurs, comme l’Américain Léonard Kleinrock ou le Britannique Donald Davies, permettront de disposer, dès 1965, des premières pierres qui serviront à bâtir Internet. Mais il faudra encore une bonne dose de génie pour que celui-ci voie le jour !
En premier lieu, il conviendra de mettre toutes ces idées à l’épreuve du réel. En 1967, Larry Roberts, directeur de programme à l’Arpa, s’y attelle en lançant le projet Arpanet. Son but ? Créer et expérimenter un réseau par commutation de paquets couvrant les États-Unis, en espérant ainsi communiquer efficacement d’un ordinateur à un autre à travers le territoire.
Un problème inédit
Verbatim
Les acteurs d’Arpanet – chercheurs, universitaires, constructeurs de calculateurs – s’attaquent alors à un problème que personne n’avait jamais étudié : la création d’un protocole de bout en bout, entre ordinateurs connectés au réseau, qui permette de contrôler au départ et à l’arrivée les transmissions de paquets de données.
Directeur de recherche émérite chez Inria
En 1972, il se penche lui-même sur le sujet : il vient alors d’intégrer l’Iria (le prédécesseur d’Inria) avec pour mission de créer une équipe « Réseaux » à Rennes. Et depuis la Bretagne, il suit avec grand intérêt les travaux des pionniers nord-américains, tels Robert Kahn, Vint Cerf, Alex McKenzie et Steve Crocker.
Les prémices de la Silicon Valley
Les dates-clés d’Internet
- 1958 : création de l’Arpa
- 1967 : lancement du projet Arpanet
- 1973-1977 : invention des protocoles TCP/IP
- 1er janvier 1983 : Arpanet est scindé entre MilNet et Internet
- 1989 : Tim Berners-Lee, chercheur britannique au Cern, invente le World Wide Web
« À l’époque, je n’avais aucune idée des impacts que ce réseau allait avoir, admet-il. J’étais fasciné par le problème algorithmique que posait la création d’un protocole de contrôle des erreurs et des flux ». À l’Université de Rennes, il se lance dans des simulations. Et en mars 1973, alors que Vint Cerf est de passage à l’Iria Rocquencourt, il lui présente ses résultats : le mécanisme de « fenêtre glissante » qui permet d’assurer le contrôle d'erreurs et de flux lors des échanges de messages. Séduit, Vint Cerf l’invite à passer un an dans son équipe de recherche à Stanford afin d’intégrer ce mécanisme au protocole inter-ordinateurs en cours de conception.
« L’année 1973-1974 a été formidable ! Aux États-Unis, nous avons commencé à prendre conscience que de tels réseaux pouvaient être révolutionnaires, se souvient-il. Nous réalisions que le système de communication sur lequel nous travaillions n’était pas juste destiné à permettre à des chercheurs de s’envoyer des messages d’un laboratoire à un autre ! Nous étions à l’aube de la Silicon Valley et tous les matins, nous nous demandions ce que nous pouvions inventer d’incroyable. »
Et Internet fut…
Grâce à ces pionniers, le protocole TCP, toujours utilisé aujourd’hui, voit le jour, suivi par le protocole IP. « On peut comparer le fonctionnement de ces protocoles à celui du transport maritime, schématise Gérard Le Lann. Le paquet de données est un conteneur, IP se charge des mouvements de conteneurs entre ports de départ et d’arrivée, et TCP gère les ressources portuaires, le trafic, les pertes en route… »
Un paquet standardisé (aussi appelé datagramme) est ensuite élaboré par un groupe de travail international... et voilà : des réseaux hétérogènes interconnectés peuvent enfin échanger des messages en toute fluidité.
Fin 1982, la Darpa (nouveau nom de l’Arpa) et la Defense Communication Agency américaine, inquiètes de voir des ordinateurs civils et militaires, y compris étrangers, communiquer sur Arpanet, annoncent qu’au 1er janvier 1983, celui-ci sera scindé en deux. La partie dédiée à la Défense sera nommée MilNet et celle accessible aux civils sera baptisée… Internet !
D’innombrables applications et de grands enjeux
25 ans se seront alors écoulés depuis Spoutnik. Et 40 ans de plus nous amèneront en 2023. Entre-temps, Internet aura suscité de multiples innovations : l’invention du Web bien sûr, mais aussi celle des algorithmes de consensus distribués, au cœur des blockchains et cryptomonnaies, l’Internet des Objets, l’Internet interplanétaire… jusqu’à faire partie aujourd’hui de la vie quotidienne de milliards d’humains. Mais l’histoire se poursuit et Internet doit aujourd’hui faire face à de grands enjeux. « Parmi ceux-ci, on trouve la cybersécurité, en particulier celle des objets connectés comme les véhicules autonomes communicants, la protection de la vie privée et les IA, souligne Gérard Le Lann. La question de la souveraineté numérique se pose aussi, à l’heure où un quart des câbles optiques sous-marins, via lesquels transitent 90% du trafic internet intercontinental, appartient aux Gafa. Comment garantir la sécurité et la confidentialité de ce qui y circule ? ».
Les pionniers d’Internet n’avaient pas imaginé tous ces défis. Aux chercheurs et ingénieurs d’aujourd’hui d’y répondre.
En savoir plus
- Interview de Gérard Le Lann, pionnier d'Internet (vidéo), Altitude Infra, 01/08/2021
- Entre Stanford et Cyclades, une vision transatlantique de la création d'Internet, Inria, 09/11/2020
Deux articles de recherche de Gérard Le Lann :
- Time, reliable communications, distributed algorithms and the Internet (rapport de recherche en anglais), 2021
- Sur la sécurité cyber et physique des humains dans les futurs réseaux, Revue des télécommunications, avril 2022