Bio-informatique

L’algorithme du câblage neuronal, un mystère bien calculé

Date:
Mis à jour le 06/05/2024
Dans une étude publiée dans la revue Physical Review Letters, deux chercheurs, Fabrizio de Vico Fallani (Inria) et Vito Dichio (ICM), proposent une percée inédite dans la compréhension du développement de notre architecture cérébrale : leurs travaux démontrent que les connexions entre les cellules nerveuses des organismes vivants suivent des règles simples et algorithmiques qu’il est possible de modéliser. Un concept novateur dans les systèmes complexes qui permettrait d’ouvrir la voie vers des applications cliniques prometteuses pour mieux comprendre l’évolution d’une maladie neurodégénérative ou la récupération après un AVC. Plongez dans le grand mystère du câblage cérébral, entre ADN et algorithmes !
Image générée par l'IA représentant un réseau neuronal.


Quand on parle de l’évolution des systèmes biologiques, la plupart des théories s’accordent sur le fait que cette évolution est principalement due à des mécanismes moléculaires, chimiques et des codages ADN complexes. Dans le cas du déploiement d’un système neuronal, pour expliquer le processus de développement, il faut d’abord se demander comment les neurones tissent le « câblage » cérébral, appelé "connectome", c’est-à-dire comment ils "décident" quelle est la connexion optimale à former. 

Une nouvelle approche inspirée par la théorie de l’évolution pourrait bien être en mesure d’expliquer l’énigme du déploiement d’un connectome – et la mettre en équation ! Ce qui permettrait d’offrir un cadre méthodologique inédit et d’ouvrir de nouvelles voies de recherche en neuroscience avec, à terme, l’espoir d’importantes avancées dans les applications cliniques.

À la conquête de l’algorithme de l’évolution

Démontrer que le déploiement du plan complet des connexions neuronales d'un cerveau suit des règles mathématiques simples, tel était l’objectif de la thèse de Vito Dichio, ex-doctorant au sein de l’équipe-projet commune NERV (Inria, Sorbonne Université, CNRS, Inserm), sous la direction de Fabrizio de Vico Fallani [1]. 

Désormais, Vito Dichio voit les résultats de sa thèse publiés, depuis le 1er mars 2024, dans la prestigieuse revue Physical Review Letters sous le titre : « Exploration-Exploitation Paradigm for Networked Biological Systems »

Rien n'est aussi déconcertant que l'étude des systèmes vivants car ils sont souvent sujets à des événements aléatoires qui rendent leur comportement imprévisible : des interactions innombrables, des multiples niveaux d'organisation et une dynamique incessante qui les caractérisent rendent leur compréhension ardue. Pour vivre, ces systèmes sont contraints de choisir des configurations produisant des fonctions optimales, c’est-à-dire, des configurations qui maximisent leur capacité à survivre dans leur environnement. Ils sont également déterminés par des contraintes fonctionnelles qui découlent des principes de la physique, du temps et de l'énergie, et qui dictent les compromis évolutifs. L’analyse des systèmes biologiques est donc très complexe et demeure un défi pour les chercheurs et les chercheuses qui souhaitent les modéliser.

Pour avancer dans la compréhension du développement des systèmes biologiques, il est essentiel de saisir : 

  • Comment ils explorent l'espace des configurations possibles (le "paysage fonctionnel") pour découvrir de nouvelles choses. C’est la dynamique d’"exploration"
  • Comment les systèmes biologiques identifient les états optimaux pour répondre à des demandes fonctionnelles spécifiques (qui leur permettent de survivre). C’est ce que l’on nomme la dynamique d’"exploitation"

Vito Dichio et Fabrizio de Vico Fallani sont donc partis du principe qu’un processus biologique est régi par des règles d’organisation simples qui recherchent un équilibre optimal entre hasard et nécessité pour se maintenir dans une configuration fonctionnelle viable. C’est ce que l’équipe de chercheurs a tenté de décrire mathématiquement pour simuler le développement cérébral.

Comment se "tisse" l’esprit ?

Pour aborder le problème, Vito Dichio a jeté son dévolu sur le seul organisme pour lequel une carte complète des connexions neuronales avait été construite au moment de la rédaction de sa thèse, en 2023 : le nématode Caenorhabditis elegans. Un ver qui ne dépasse pas le millimètre de long.

Illustration du ver C. elegans.
Bien qu’il soit l’un des plus petits systèmes nerveux connus, le ver C. elegans, est capable de locomotion, d'accouplement, de chimio-sensation etc., il est donc capable de réaliser un large éventail de fonctions.


Son connectome a attiré l’attention des neuroscientifiques en raison de sa relative simplicité qui se compose de 302 neurones. La cartographie cérébrale complète du nématode C. elegans a ouvert la voie à de nombreuses avancées dans la compréhension du fonctionnement du système nerveux. Il a fourni une base solide pour étudier des mécanismes sous-jacents de la cognition et du comportement.

 

Instantané du développement des réseaux cérébraux du ver C. elegans à différents stades de développement.
Instantané du développement des réseaux cérébraux du ver C. elegans à différents stades de développement : chaque stade est représenté par une ligne continue ou en pointillés sur un graphique temporel et chaque instantané est représenté par un microscope.

 

Le grand mystère du câblage cérébral, entre ADN et algorithmes

Inspiré par les idées de Charles Darwin sur l'évolution, Vito Dichio a élaboré une solution inspirée par la nature elle-même : en partant du principe que les processus évolutifs représentent une forme spécifique de la dynamique "exploration-exploitation" (dynamique EE) dans un environnement fonctionnel, lui-même et son confrère ont conçu un nouveau cadre théorique qui capture cette dynamique générale pour les réseaux biologiques. 

Image conceptualisée du développement du réseau cérébral du ver C. elegans.
L'image conceptualise le développement du réseau cérébral du ver C. elegans à travers l'exploration dynamique d'un paysage fonctionnel et l'exploitation des états les plus efficaces. Dans ce paysage, les sommets représentent les configurations optimales.


La dynamique Exploration/Exploitation peut être vue comme l’exploration d'un terrain de jeu, où les changements se font de manière aléatoire, mais guidée par le but final. Imaginez-vous explorer une grande carte avec des montagnes et des vallées où chaque mouvement que vous faites est quelque peu aléatoire, mais vous essayez toujours de vous rapprocher du meilleur endroit possible. Dans notre cas, les "meilleurs endroits" sont déterminés par les sommets des montagnes, qui correspondent aux configurations de connectivité plus fonctionnelles.

Un cerveau adulte fonctionnel se caractérise par la présence, dans son connectome, des motifs dits « en triades », permettant à des groupes de neurones de faire passer l’information localement (en rouge dans la figure suivante). Ce motif est associé à ce que l'on appelle en informatique un clustering de réseau. Chaque cluster peut être vu comme un groupe d’ordinateurs capables de travailler indépendamment du reste du réseau. Autre motif caractéristique, les hubs, c'est-à-dire des neurones (en bleu dans la figure suivante) avec de nombreuses connexions qui font circuler l’information rapidement dans le cerveau.

 

Illustration des triades et hubs du connectome.
Triades et hubs : les triades sont des triples de nœuds connectés (exemple en rouge) et permettent de traiter l'information localement. Les hubs sont des nœuds avec de nombreuses connexions (exemple en bleu) et permettent à l'information de circuler rapidement dans le réseau. La présence de triades et de nœuds augmente au cours du développement du réseau cérébral du ver C. elegans.

En utilisant les données de connectivité cérébrale du nématode C. elegans comme point de départ, Vito Dichio et Fabrizio de Vico Fallani ont pu mettre en œuvre leur modèle d'exploration-exploitation pour retracer l'histoire du développement cérébral chez cet organisme. Ils ont défini les caractéristiques neuronales optimales pour un ver adulte et déterminé la dynamique qui mène à l’état final souhaité.

Les chercheurs ont découvert que les vers pouvaient suivre un schéma prévisible de développement, même si des détails variaient d’un individu à l’autre. Les résultats suggèrent que la connaissance du cerveau à la naissance et à l'âge adulte est suffisante pour que la dynamique de "exploration-exploitation" décrive précisément l'ensemble de la trajectoire de développement du réseau neuronal.

Les trajectoires de développement des cerveaux de nos nématodes n’étaient jamais identiques. Mais en moyenne, la formation du réseau neuronal reproduisait les mêmes étapes intermédiaires (…). Pour nous, c’est une preuve supplémentaire que le câblage du cerveau suit des règles très simples sur le plan mathématique, qui sont pourtant à l’origine de l’extraordinaire complexité du système nerveux. 

Vito Dichio, ancien doctorant au sein de l’équipe et premier auteur de l’article paru dans PRL.


Une avancée qui ouvre la voie à une meilleure compréhension du développement cérébral naturel, avec des implications profondes pour la recherche future car il n’y aurait aucune raison fondamentale de se limiter au nématode C. elegans pour étudier le développement du connectome. Les principes généraux qui le régissent ne dépendent pas du système spécifique dans lequel ils sont mis en œuvre. 

Les méandres du cerveau ouvrent de nouvelles voies de recherche

Le modèle d'exploration-exploitation pourrait être utilisé comme base commune pour comparer d’autres modèles à travers différents systèmes nerveux naturels chez d'autres organismes, également étudiés en laboratoires, comme la drosophile, le poisson zèbre, la souris et bien d'autres espèces. 

Le plan du connectome varie en fonction des espèces, qui possèdent plus ou moins de neurones, mais aussi en fonction des individus. Il peut également se réorganiser au cours de la vie pour compenser certains déficits : c’est ce qu’on appelle la plasticité cérébrale.

Fabrizio de Vico Fallani, responsable de l’équipe-projet commune NERV.


Nous pourrions, par exemple, comprendre comment le cerveau humain se réorganise après des événements traumatiques tels qu'un accident vasculaire cérébral (AVC). En modélisant les dynamiques individuelles de récupération et réorganisation, nous pourrions mieux appréhender les mécanismes de connectivité sous-jacents à cette plasticité cérébrale. 

Le modèle d'exploration-exploitation pourrait également permettre de comprendre la formation et la propagation des réseaux sociaux, que ce soit sur des plates-formes numériques ou dans la vie réelle. En utilisant le paradigme de l’EE, les scientifiques pourraient mieux modéliser la manière dont les individus explorent et exploitent les possibilités de connexion.

Enfin, en modélisant la façon dont des organismes, tel que Physarum polycephalum (plus couramment appelé "blob"), réagissent à des stimuli attractifs ou répulsifs pour explorer leur environnement, il serait possible de mieux comprendre les mécanismes sous-jacents à la capacité de navigation spatiale dans des environnements complexes.

Cette plongée dans les intrications fascinantes des systèmes biologiques complexes et les mystères de la connectivité cérébrale met en lumière le potentiel de la dynamique d'exploration-exploitation et ouvre la voie vers de nouvelles recherches sur les mécanismes qui façonnent d'autres phénomènes dans divers domaines scientifiques.


[1] Fabrizio de Vico Fallani est responsable de l’équipe-projet commune NERV (Inria, Sorbonne Université, CNRS, Inserm) hébergée à l’Institut du cerveau – ICM.

Pour aller plus loin

Bio express Fabrizio de Vico Fallani

Photo de Fabrizio.

Arrivé en 2013 en tant que postdoc à l’ICM, et en 2014, j’ai décroché une Starting research position au sein de l’équipe-projet commune ARAMIS du centre Inria de Paris. Tout en gardant un pied à l’ICM, je suis devenu chercheur contractuel chez Inria en 2017 et j’ai concentré mes recherches d’une part sur un volet théorique avec la modélisation du cerveau en tant que réseau, d’autre part sur un volet plus expérimental visant à améliorer les interfaces cerveau-machines (BCI)… Créer l'équipe NERV est la suite logique de ces 10 dernières années !

 

Bio express Vito Dichio

Portrait de Vito Dichio.

Dans la petite ville du sud de l'Italie dont je suis originaire, les nuits d'été, le ciel était dégagé. Par conséquent, à l'université, j'ai étudié la physique, puis la physique théorique, et j'ai obtenu mon diplôme en 2020 à l’Université de Trieste. Lassé par fonctions d’onde et particules, je cherchais une physique fraîche : je l'ai découverte dans ce qui est vivant, complexe, biologique. J'ai donc obtenu mon doctorat avec Fabrizio en neurosciences théoriques, fin 2023, à la Sorbonne (ICM). Mon domaine de recherche – la décision est bien prise – est la physique des systèmes biologiques.