0,1 à 0,2 % des patients sous anesthésie générale sont victimes de réveils peropératoires : ils émergent au cours de l’opération ! Ramenée aux centaines de millions d’anesthésies pratiquées dans le monde chaque année, cette statistique révèle un nombre considérable de personnes concernées. « Ne serait-ce qu’en France, entre 25 et 50 patients connaissent un réveil peropératoire chaque jour, a calculé Laurent Bougrain, responsable de l’équipe Neurosys, commune à Inria et au laboratoire Loria. Et certaines populations sont plus à risque que d’autres : pour les patients à la santé fragile, par exemple les personnes âgées souffrant de problèmes cardiaques, les dosages des anesthésiques sont plus légers. » La probabilité de réveil peropératoire est ainsi 10 fois supérieure dans de telles situations.
Concrètement, ces réveils ne présentent pas de danger physique pour le patient : celui-ci est également sous curare, un anesthésiant musculaire, et ne peut donc pas bouger. Mais le traumatisme psychologique lié à un réveil en salle d’opération, en entendant les conversations et le bruit des instruments sans pouvoir réagir, peut être sévère, parfois même à long terme. Et le patient n’est pas le seul concerné : les hôpitaux risquent de coûteuses poursuites judiciaires et les anesthésistes sont quant à eux démunis face à une situation qu’ils ne peuvent ni anticiper, ni détecter. L’équipe Neurosys, spécialisée dans les interactions humain-machine, s’est donc associée au service d’anesthésie-réanimation du CHRU (Centre hospitalier régional universitaire) Brabois de Nancy pour développer un outil de prédiction fiable de ces réveils.
L’intention de mouvement est dans le cortex
Aujourd’hui, le suivi de certaines constantes physiques, comme la température ou le rythme cardiaque, permet de vérifier que le patient est inconscient pendant l’opération. Mais pas de savoir s’il va bientôt se réveiller ! « Le Bispectral Index (BIS), qui détecte les changements dans l’activité cérébrale grâce à quelques électrodes placées sur le front, est également de plus en plus utilisé, poursuit le chercheur. Mais il reste insuffisant. »
Laurent Bougrain est un spécialiste des interfaces cerveau-ordinateur (BCI pour Brain Computeur Interface) et de l’activité des neurones du cortex moteur. Avec son équipe, il s’est donc naturellement penché sur les modifications que le réveil peropératoire produit dans le cerveau, et leur détection par ordinateur. Plus précisément, il s’est focalisé sur l’intention de réveil et la volonté de bouger qui l’accompagne. « Nous savons très bien détecter les intentions de mouvement avec la technique d’électroencéphalographie (EEG) sur les sujets en éveil, précise Sébastien Rimbert, doctorant au sein de l’équipe Neurosys et qui a consacré une partie de sa thèse aux réveils peropératoires. Mais il nous a fallu évaluer l’impact de l’anesthésiant sur l’activité cérébrale pour vérifier si notre système de prédiction pouvait également fonctionner chez un sujet anesthésié. »
Propofol : l'information est toujours présente
En partenariat avec le CHRU Brabois, l’équipe a donc mis en place un protocole pour anesthésier partiellement 30 volontaires hors opération chirurgicale. Les chercheurs leur ont administré 0 puis 0,5 µg/ml et enfin 1 µg/ml de propofol (un anesthésique de courte durée) et ont observé leur EEG après leur avoir demandé de réaliser ou d’imaginer un mouvement.
Et bonne nouvelle : les schémas d’activité lors d’une intention d’activité motrice sont à peu près les mêmes avec et sans propofol .« Cela ouvre donc la voie à l’utilisation d’une interface cerveau-ordinateur basée sur l’analyse du cortex moteur, qui permettrait de mieux détecter des réveils peropératoires », se réjouit Sébastien Rimbert.
Il reste cependant une difficulté à surmonter : l’apparition de faux positifs, c’est-à-dire une détection de réveil, alors que le patient dort toujours. « Lorsqu’on demande à un sujet d’imaginer un mouvement, on sait à quel moment l’interface doit détecter le changement d’activité des neurones moteurs, détaille Sébastien Rimbert. Mais en situation réelle, celle-ci ne peut pas savoir quand le patient va se réveiller. Or, si elle analyse l’activité cérébrale en permanence, elle risque de générer des faux positifs. »
Miser sur le nerf médian
Pour y remédier, les chercheurs explorent la piste du nerf médian : lorsqu’il est stimulé légèrement, il crée une modulation de l’activité cérébrale, observable grâce à l’EEG. Or, celle-ci disparaît s’il y a dans le même temps une intention de mouvement. « L’idée serait donc de stimuler le nerf médian toutes les 3 ou 4 secondes pour que l’interface n’ait qu’à détecter une éventuelle disparition de la modulation qui y est liée, précise Sébastien Rimbert. Le risque de faux positif disparaîtrait alors. »
Les premiers résultats sont encourageants, même sous propofol ; mais les études se poursuivent. Si elles sont concluantes, les chercheurs devront encore alléger le dispositif pour le rendre utilisable en salle d’opération. Car à l’heure actuelle, il nécessite la pose de 128 électrodes sur le crâne des sujets étudiés. « À terme, notre objectif est d’identifier les quelques électrodes indispensables à la détection des modulations de l’activité du cortex moteur, indique Laurent Bougrain. Ensuite, il sera nécessaire d’adapter notre algorithme pour obtenir un système fiable de prédiction des réveils peropératoires. »