L’accumulation d’articles sur les prodiges des IA et les fantasmes sur leur capacité à devenir vraiment ‘intelligentes’ dans le futur, jusqu’à nous remplacer, masquent une réalité bien concrète : nous sommes déjà en contact quotidien avec des machines qui nous influencent. Smartphone, tablettes…, pour ne citer qu’eux, ont déjà transformé nos façons de communiquer, de séduire, mais aussi notre rapport à la connaissance : plus besoin de retenir, puisque l’information est disponible en quelques clics.
Interactions humains-machines : donner à voir les influences
C’est l’influence des machines sur l’humain que veulent questionner Vivien Cabannes (Inria), Thomas Kerdreux (Inria) et Louis Thiry (ENS). Amis de longue date et doctorants en mathématiques appliqués, Vivien et Thomas appartiennent à l’équipe Sierra dédiée au machine learning et Louis au département Informatique de l'ENS Paris. Porté à côté de leur travail de doctorat, et sur fonds propres, leur projet Dialog on a canvas with a machine est une métaphore de cette influence du numérique sur nos vies.
Tina&Charly : l’influence colombienne derrière les peintures algorithmées
L’interrogation initiale de Tina&Charly sur la langue s’est nourrie de discussions avec les peuples indigènes de Colombie, pays dont Tina est originaire. Et notamment d’échanges sur leurs systèmes d’écriture et sur l’utilisation dans le tissage et l’art textile de certaines ethnies d’un ensemble complexe de symboles et de formes géométriques pour exprimer pensées et sentiments. Influencés par cette façon de cartographier le mental, les jeunes artistes ont développé un vocabulaire symbolique personnel, qui leur permet de dialoguer dans une nouvelle langue.
À la base de leurs ‘peintures algorithmées’, il y a la pratique artistique de Tina&Charly (voir encadré), un duo formé par Tina Campana et Charly Ferrandes. Depuis quelques années, les deux artistes ont mis au point des ‘dialogues schématiques’ qui s’appuient sur un vocabulaire, une base de symboles dont ils ont convenu pour exprimer des émotions, des concepts, mais aussi sur une grande liberté d’interprétation et d’inspiration.
Leur principe de création est normé : après avoir décidé d’un thème, représenté sur une toile blanche par un premier symbole en noir, Tina propose un premier tracé, en rouge, auquel Charly répond en vert. L’échange se poursuit jusqu’à ce qu’un consensus soit atteint sur le fait que le dialogue a abouti et que la toile est terminée.
Dialogue à trois : l’artiste, le mathématicien, l’ordinateur
Lorsque les doctorants rencontrent Tina&Charly, ces derniers sont à la recherche de collaborations avec des mathématiciens, pour apporter de la rigueur à la création de leur nouveau langage. Les jeunes chercheurs leur proposent alors un troisième interlocuteur, un ordinateur. Nourri d’abord de dessins simples, puis alimenté par le vocabulaire symbolique de Tina&Charly, la machine devient capable d’intervenir dans la discussion en proposant, à son tour, un ajout à la toile en construction.
Vivien, Thomas et Louis ont donc conçu un programme informatique qui prend en photo la toile après chaque ajout de Tina et de Charly, analyse les traits des artistes, puis propose, via un système de rétroprojection, un coup de pinceau en réponse, que les chercheurs choisissent de repasser en bleu ou d’ignorer. Ce tracé vient modifier, contraindre ou inspirer les peintres. Et le processus recommence.Le choix de la projection, plutôt que d’un bras robotique qui effectuerait le tracé, vient souligner que l’influence des machines dans notre quotidien devrait rester affaire de suggestion.
IA et peinture : une pratique pionnière ?
Les projets interactifs entre IA et peintres sont rares. Le plus connu est sûrement le travail de l’artiste Sougwen Chung, qui collabore avec des robots et des bras robotiques pour explorer les proximités entre communication interpersonnelles et communication humain-machine. Le travail de Vivien, Thomas, Louis et Tina&Charly, par son interactivité et les questionnements qu’il porte, s’inscrit dans ces propositions pionnières. Fonctionnant comme un collectif, ils ont notamment présenté ensemble leur travail au workshop design et créativité de Neurips, en décembre 2019 à Vancouver, la plus grande conférence internationale de machine learning.
En y présentant ce travail, qui mélange la sensibilité de l’artiste plasticien et celle du scientifique, le groupe a pu en faire une vitrine de leur perception des applications de la science et de l’art. Avec l’optique de présenter une vision qui soit celles des techniciens, mais aussi de citoyens qui réfléchissent sur une société où notre interaction avec les machines est devenu un élément primordial à comprendre pour mieux le maîtriser.
Et la réflexion ne fait que commencer. Loin de s’arrêter avec la soutenance de thèse de Thomas à l’été 2020, les jeunes chercheurs continuent d'explorer, notamment avec Tina&Charly, de nombreuses autres pistes d'interaction dans la peinture pour affiner leurs réflexions sur la société d'aujourd’hui. À venir, l’utilisation d’un casque d’EEG (électroencéphalographie), dans un système où la machine viendrait projeter sur la toile l’interprétation de ce qu’elle lit de l’activité du cerveau du peintre.