Cryptographie

Lettre chiffrée de Charles Quint : une énigme multiséculaire résolue

Date:
Mis à jour le 31/10/2024
Décryptée grâce aux efforts conjugués de quatre chercheurs d’Inria, du Loria (CNRS, Inria, Université de Lorraine) et de l’Université de Picardie Jules Verne, une lettre chiffrée de Charles Quint confirme, cinq siècles après sa rédaction, des faits historiques remarquables. Récit d’une collaboration aussi originale qu’efficace entre informaticiens et historiens.
© Bibliothèque Stanislas Nancy - Licence ouverte Etalab

 

Que Charles Quint, le monarque le plus puissant de la première moitié du XVIe siècle, adresse une lettre à son ambassadeur auprès du roi François Ier, cela n’a rien de surprenant. Qu’il prenne soin, compte tenu des tensions diplomatiques qui existent à l'époque entre les deux pays, d’en chiffrer le contenu afin de le protéger d’interceptions intempestives, ça ne l’est pas non plus. En revanche, la nature du code utilisé l’est davantage. Vraisemblablement élaboré par la chancellerie impériale, il est à ce point complexe que la lettre conservera ses secrets pendant plus de cinq cents ans, jusqu’à ce qu’une équipe de quatre chercheurs français parvienne à les percer.

Tout commence lorsque Cécile Pierrot, chargée de recherche Inria dans l’équipe Caramba, commune à Inria et au Loria, au sein duquel elle étudie les techniques de cryptographie moderne, entend parler, par hasard, d’une "mystérieuse" lettre de Charles Quint. Mystérieuse car, si certains ont eu l’occasion de la consulter, nul n’a été en mesure de la déchiffrer. C’est pourtant ce que Cécile Pierrot entreprend de réaliser après avoir retrouvé la trace de la missive à la bibliothèque Stanislas de Nancy. 

Juan Pantoja de la Cruz, Portrait de Charles Quint, d’après Le Titien (v. 1550), v. 1605, Palacio del Buen Retiro.

 

Constitué de quatre feuillets, le document présente un ensemble de symboles entrecoupés de trois courts paragraphes rédigés, quant à eux, en moyen français. Cécile Pierrot commence par relever chacun de ces symboles, leur associe un mot de quatre lettres qui permettra de les intégrer dans un programme informatique, puis les classifie afin d’en déterminer les occurrences. Cette méthode permet habituellement de déchiffrer les codes basiques en quelques jours en établissant une correspondance entre les signes qui les composent et les lettres de la langue qu’ils sont censés dissimuler.

La lettre mystérieuse de Charles Quint enfin décodée ! par Nota Bonus

Un code à haute résistance

Le problème dans le cas présent tient à l’écart entre le nombre de symboles (120) et celui des lettres de l’alphabet français (26) : le temps de calcul estimé pour effectuer une exploration automatique des combinaisons potentielles se chiffre en milliards d’années… La chercheuse décide donc de solliciter l’aide de deux de ses collègues de l’équipe : Pierrick Gaudry (CNRS) et Paul Zimmermann (Inria). Ils se portent aussitôt volontaires pour mettre à disposition leurs compétences en matière d’analyse complexe et de logique algorithmique.

Sur la base des éléments qui constituent le texte, le trio multiplie les hypothèses dont il teste ensuite la pertinence à l’aide d’algorithmes spécialement élaborés pour la circonstance. La première hypothèse consiste à établir des correspondances entre la fréquence d’apparition des symboles et celle d’utilisation des lettres en français. Une autre s’appuie sur un relevé des associations de symboles qui pourraient correspondre à des appariements courants de lettres (par exemple, la lettre « Q » est quasiment toujours suivie d’un « U »). Une troisième s’attache aux séquences de symboles identiques, onze d’entre eux étant répétés à deux reprises dans le texte étudié, qui sont comparées, en se référant à des dictionnaires de moyen français, aux mots présentant des formats ou des distributions similaires.

« Tout cela nous a ouvert quelques pistes, témoigne Paul Zimmermann, mais aucune n’était vraiment concluante. C’était la première fois qu’un texte résistait autant au déchiffrement. » Après six mois de travail, de fait, la lettre de Charles Quint n’est toujours pas décryptée.

L’histoire en renfort

À ce stade, les trois scientifiques estiment qu’une recontextualisation historique pourrait les aider à mieux comprendre la logique de création du code. Après avoir activé leurs réseaux, ils entrent en contact avec Camille Desenclos (CHSSC), maîtresse de conférences en histoire moderne à l’Université de Picardie Jules Verne et spécialiste des relations entre la France et le Saint-Empire mais aussi de la cryptographie aux XVIe et XVIIe siècles. Celle-ci oriente rapidement les investigations vers le destinataire de la lettre, Jean de Saint-Mauris. Une consultation des archives conservées à la bibliothèque de Besançon permet notamment de retrouver un courrier rédigé de sa main en 1545 selon le même système de chiffrement. Le document sera pour l’équipe de chercheurs ce que la pierre de Rosette fut pour Champollion car il présente dans ses marges une transcription "en clair" de certains passages codés. En recoupant ces nouveaux éléments avec ceux recueillis depuis le début de leurs recherches, le quatuor parvient enfin à établir la clé de chiffrement tant recherchée.

Mais le texte conserve cependant une zone d’ombre. Il y est fait référence à la mort d’un roi, alors qu’aucune n’est signalée en 1546, année notifiée sur la lettre. Camille Desenclos le confirme, avant de se souvenir qu’au milieu du XVIe siècle la nouvelle année commençait à Pâques. Replacée dans le calendrier actuel, la lettre date donc, non pas du 22 février 1546 comme cela est indiqué, mais de 1547 et le décès en question est celui d’Henri VIII. Le dernier mystère de la lettre de Charles Quint est enfin percé.

Une collaboration inédite

Quant à son contenu, il n’est pas moins notable que sa composition. Charles Quint y fait part de sa défiance vis-à-vis de François 1er qui soutient, plus ou moins officiellement, la ligue de Smalkalde, regroupement de princes allemands luthériens entrés en rébellion contre l’empereur. Il exprime d’autre part son souci de maintenir la paix conclue entre les deux pays dans le cadre des guerres d’Italie qui les opposent depuis 1494, car la reprise des combats l’obligerait à engager ses armées sur deux fronts simultanément. Par ailleurs, est évoquée une rumeur de projet d’assassinat contre sa personne fomenté par Pierre Strozzi, chef de guerre au service du souverain français, avec l’assentiment indirect de ce dernier qui, sans le cautionner, ne l’aurait pas formellement interdit. Chronologiquement, c’est la toute première lettre à faire état de cette rumeur, qui se révèle, du reste, infondée.

« Le déchiffrement de cette lettre est important sur deux plans, assure Camille Desenclos. Le premier, historique, est qu’elle nous permet de mieux comprendre les relations entre Charles Quint et François Ier. Le second concerne l’histoire de la cryptographie. » Lors de leurs travaux, les quatre chercheurs ont en effet trouvé de nombreuses lettres adressées à Saint-Mauris ou écrites par lui qui utilisent tout ou partie de la clé qu’ils sont parvenus à établir. Or cette correspondance couvre une très grande partie de l’Europe puisqu’elle implique des correspondants situés au cœur du Saint-Empire ainsi qu’à Paris, Bruxelles et Madrid. « Six utilisateurs et quatre pays différents pour une seule et même clé de chiffrement, il s’agit à ce jour d’un cas rare à l’échelle des pratiques européennes de l’époque », s’enthousiasme l’historienne.

@ Cécile Pierrot
Clé de chiffrement des correspondances entre Charles V et son ambassadeur en France, Jean de Saint-Mauris, 1547. Lorsqu’à l’intérieur d’un mot une consonne est suivie d’une voyelle, cette syllabe est chiffrée en employant le symbole complexe associé à la consonne autour duquel vient se placer la diacritique de la voyelle. Par exemple NU en clair devient ·O en chiffré tandis que DO devient U et BE devient C. En effet l’originalité de ce chiffrement est de faire disparaître un grand nombre de E, le rendant alors plus difficilement repérable pour un adversaire qui n’aurait pas la clé. Les symboles simples sont utilisés dans les deux cas suivants : pour les voyelles, lorsqu’elles commencent un mot ou suivent une autre voyelle ; pour les consonnes, lorsqu’elles ne sont pas suivies par une voyelle.

 

Encouragés par la réussite de leur entreprise, qui résulte en grande part de l’association inédite d’historiens et d’informaticiens, l’équipe envisage d’ores et déjà de renouveler l’expérience. « Nous avons l’habitude de travailler en vase clos, chacun dans notre domaine de recherche, constate Paul Zimmermann. Cette collaboration multidisciplinaire a été très enrichissante et particulièrement stimulante. Et en plus, nous nous sommes beaucoup amusés. »