Produire un rapport sur la biodiversité en trois jours
En juillet 2024, la forêt amazonienne voit s'installer une drôle de compagnie... Des chercheurs accompagnés de leurs ordinateurs, leurs drones et leurs robots traversent la jungle à pied ou en bateau depuis Manaus pour s'installer quelques semaines au sein de la Réserve de développement durable du Rio Negro. Leur objectif ? Remporter la finale du concours XPRIZE Rainforest à laquelle participe une équipe d'Inria.
"Ce concours a démarré il y a 5 ans, raconte un des chercheurs présents, Jean-Christophe Lombardo, ingénieur de recherche chez Pl@ntNet à l’antenne Inria de Montpellier. Il visait à développer des méthodes afin de mieux connaître les forêts humides, en danger à cause des changements climatiques." Le défi : identifier les espèces végétales et animales dans une parcelle de 100 hectares, non connue à l'avance, en plein cœur de la forêt amazonienne. Et ce avec une contrainte : aucun humain ne doit y pénétrer ! Les chercheurs disposent d’un jour pour collecter des données puis de deux jours pour produire un rapport. Au total, le concours réunit plus de 300 équipes issues de 70 pays.
Un partenariat franco-brésilien
Particulièrement concernés, des scientifiques brésiliens de l’Université de São Paulo montent une équipe dédiée, mais il leur manque quelques compétences pour identifier efficacement les plantes, ce qui les conduit à demander du soutien en France, plus particulièrement auprès des chercheurs d’Inria et du Cirad en charge de Pl@ntNet, une plateforme bien connue du grand public, parfaite combinaison entre le numérique et la biodiversité (voir encadré). Pendant des années, Jean-Christophe Lombardo échange avec l'équipe brésilienne, notamment via Pierre Bonnet, botaniste et chercheur au Cirad, coresponsable de Pl@ntNet, qui fait la liaison entre les deux continents*.
Cette alliance paie : après cinq années de compétition, une demi-finale à Singapour en 2023 et cette finale en Amazonie en juillet 2024, la "Brazilian Team" de l’Université de São Paulo termine troisième du concours, derrière deux consortiums américains.
Adapter Pl@ntNet aux exigences du concours
Comment les chercheurs ont-ils travaillé ? "Bien avant la finale, nous avons dû tordre l'algorithme de Pl@ntNet pour obtenir des résultats intéressants, se remémore Jean-Christophe Lombardo. Une mission très compliquée car ce n'est pas comme cela que l’application est censée être utilisée." Effectivement, Pl@ntNet s’appuie généralement sur des photos bien cadrées et prises de près. Mais dans le cas présent, il a fallu s’adapter à des clichés aériens envoyés par des drones.
Comment relever ce défi ? L'équipe a commencé par se concentrer sur des plantes que l'algorithme connaissait bien, photographiées de haut, seules, sans autres espèces autour pouvant interférer. "Nous n'avons pas changé la méthode d'entraînement, précise Jean-Christophe Lombardo. Mais nous avons commencé avec des images simples avant de nous orienter vers des choses plus compliquées."
Dans la jungle amazonienne, des embûches multiples
Si la stratégie est la bonne, le travail s’avère néanmoins semé d’embûches. Car les prises de vue en forêt amazonienne ne sont jamais "pures" : il y a toujours un arbre parcouru par des lianes, des plantes entremêlées… Impossible d'obtenir une photo d'une seule espèce isolée. Pis, de nombreuses espèces sont tout bonnement inconnues ! Mais le but du concours est justement d'inventorier tout cet écosystème obscur...
Dans ces conditions, le programme de reconnaissance de plantes peine à fonctionner. "Bien souvent, les données d’entraînement restaient rares, reconnaît Jean-Christophe Lombardo. Heureusement, nous avons à disposition un réseau de botanistes capable de nous épauler !" Alexis Joly, directeur scientifique et technique de Pl@ntNet, ajoute : "Nous avons fourni toutes les évaluations demandées et Pl@ntNet demeure clairement l’IA la plus avancée au monde sur ce type de flore tropicale très compliquée. Toutefois, il est vrai que les résultats restent modestes comparés aux flores plus classiques, de régions occidentales notamment."
« Enthousiasme, créativité, prouesses techniques et débrouille »
Difficulté supplémentaire, l'équipe doit faire face à des problèmes de connexion sur place. Les arbres sont tellement hauts et denses que les drones perdent le signal. Les ingénieurs brésiliens adaptent alors des drones qui servent de relais pour maintenir le réseau.
Pendant ce temps, avec ses deux ordinateurs portables, Jean-Christophe Lombardo récupère le maximum de clichés pour les passer à la moulinette de Pl@ntNet. "Une forte pression, se souvient-il. Dans le délai très court imposé, il n'y a plus de nuit ou de jour ! Nous avons fait preuve d'enthousiasme, de créativité, de prouesses techniques et de débrouille."
Beaucoup de sueur et d'embûches donc, mais le succès est au rendez-vous : l'équipe documente pas moins de 418 taxons (types d'êtres vivants), dont 266 identifiés au niveau de l'espèce, ainsi que trois espèces potentiellement encore jamais décrites.
Un catalyseur pour explorer de nouvelles pistes
Que retient Jean-Christophe Lombardo de cette aventure scientifique ? "Nous étions les meilleurs… mais nous n'étions pas très bons ! Nous avons réussi à remplir notre mission, mais Pl@ntNet ne peut pas encore être utilisé ainsi de façon fiable. En revanche, le concours XPRIZE Rainforest a servi de catalyseur : il nous encourage à avancer sur des voies où nous voulions aller et c'était une expérience incroyable." Quels sont désormais les projets à l’horizon ? "Nous avons pour perspective d'améliorer notre couverture de la flore mondiale, prévoit Alexis Joly. Notamment dans les régions tropicales, où la biodiversité est la plus riche."
À l’instar des clichés pris par de simples amateurs partout dans le monde, Pl@ntNet peut aujourd'hui compter sur l'expérience accumulée lors de ce concours, notamment avec les photos aériennes pouvant être exploitées. L'application a déjà été mise à jour et tient compte des progrès réalisés sur place. "En définitive, nous avons appris beaucoup de choses, conclut Jean-Christophe Lombardo. Et nous pouvons réutiliser ce savoir !"
* L’équipe brésilienne a collaboré avec des équipes de recherche françaises d’Inria, du Cirad, du CNRS, de l'Université Grenoble Alpes, ainsi que la société Argaly.
Pl@ntNet, une manne de données exceptionnelle
Pl@ntNet est connu du grand public pour son application mobile parfois surnommée "Shazam des plantes". Le principe du programme est simple : des utilisateurs photographient des plantes et grâce à du deep learning, l'algorithme est capable d'identifier l'espèce en question.
Toutefois, cet aspect n'est que la face visible de l'iceberg. Car depuis 15 ans, le programme est aussi utilisé par les scientifiques qui profitent de cette manne de données pour obtenir des informations sur la conservation des plantes partout dans le monde.
Inria joue un rôle majeur dans son développement : "C’est l’institut gestionnaire du consortium, détaille Alexis Joly. Le consortium est actuellement composé de quatre membres fondateurs (Inria, Cirad, Inrae et IRD), d’un membre standard (CNRS) et d’un membre invité (la fondation Agropolis)." Chaque jour, les nouvelles données acquises en permanence par les millions d'utilisateurs actifs renforcent le programme de reconnaissance devenu aujourd'hui extrêmement performant.
En savoir plus
- Résultats du concours XPRIZE Rainforest : l’équipe brésilienne récompensée ! Centre de Recherche sur la Biodiversité et l'Environnement (CRBE)-CNRS, 28/11/2024.
- Meet the WINNERS of the $10M XPRIZE Rainforest Competition Awarded For Enhancing Biodiversity (vidéo en anglais), XPRIZE, 23/11/2024.
- Pl@ntNet : le Shazam des plantes ! - Science En Questions (vidéo), L'Esprit Sorcier, 5/1/2024.
- Pl@ntNet a 10 ans : la plate-forme collaborative se pérennise en créant un consortium ouvert, Inria, 26/2/2020.
- Site (en anglais) de la "Brazilian Team".