Le Col du Lautaret compte une zone naturelle également appelée observatoire scrutée par les scientifiques
Réchauffement. Désertification. Déforestation. Pollution. Extinction des espèces. Depuis le début de l’ère industrielle, les activités humaines bousculent les équilibres et amenuisent l’habitabilité de la planète. Équipement d’excellence (Equipex) financé par le Plan d’investissement d’avenir PIA3, Terra Forma est une plate-forme d’observation du milieu naturel. Ses réseaux de capteurs visent à mieux mesurer les phénomènes à l’œuvre sur quatre points clés : état des sols, ressource en eau, pollution chimique et biodiversité.
“C’est un très gros projet qui implique beaucoup de scientifiques venant de domaines très divers, explique Guillaume Pierre, professeur à l’Université de Rennes et responsable de Magellan[1], une équipe de recherche informatique spécialisée dans le traitement des données au plus près des besoins. Certains s’intéressent aux plantes. D’autres aux animaux. D’autres encore à la géologie, à la biologie, à la chimie des sols, etc. Pour mieux comprendre ces écosystèmes, depuis des années, ils scrutent un certain nombre de zones naturelles qu’ils appellent des observatoires. Il en existe un, par exemple, au col du Lautaret, dans les Alpes. Sur ces territoires d’intérêt, Terra Forma prévoit de déployer des réseaux de capteurs innovants, frugaux et autonomes en énergie, mais aussi capables de traiter les données en temps réel et sur place. Par transmission radio, ces données seront également envoyées vers un cloud, soit pour archivage, soit pour des analyses postérieures.”
SmartSense et LivingFog
Ces équipements de nouvelle génération s’articuleront autour de deux plates-formes conçues dans les dernières années par deux équipes Inria. Développée par Taran[2], une équipe spécialisée dans l’optimisation du calcul sur systèmes embarqués, SmartSense se présente sous la forme d’un boîtier bardé de capteurs. Déployé de façon expérimentale dans les locaux d’Inria et de l’Irisa, ce réseau permet en particulier l’estimation et la gestion de la consommation électrique des bâtiments en fonction de l’utilisation des pièces et des appareils. SmartSense repose sur une architecture elle-même très sobre en énergie et qui assure un premier prétraitement des données.
Conçue par Magellan, LivingFog est une plate-forme de fog computing qui permet d’effectuer des calculs au plus près des sources de données. Élaborée durant le projet européen H2020 FogGuru, elle peut s’exécuter sur un cube contenant cinq micro-ordinateurs Raspberry Pi. Autrement dit : sans devoir au préalable les exporter vers une infrastructure de cloud située à distance. “C’est une technologie que nous avons utilisée dans le contexte des villes intelligentes. À Valence, en Espagne, des milliers de compteurs qui s’apparentent un peu à des Linky ont été déployés pour mieux gérer la consommation d’eau, ressource rare et précieuse. Nous avons étudié comment LivingFog pouvait effectuer le traitement des données à proximité de ces compteurs.”
Gérer un budget énergétique fluctuant
Mais pour s’intégrer dans le projet Terra Forma, ces deux plates-formes vont devoir apprendre à se passer d’un élément important : “le branchement sur secteur. Jusqu’à présent, nous étions en ville. Aucun souci d’alimentation. En revanche, en milieu naturel, pas de prise électrique. Donc il va falloir nous adapter. Fonctionner en autonomie. Probablement avec des panneaux solaires.” Ce qui change radicalement la donne.
“Ce type d’énergie présente une propriété difficile : elle est intermittente. Pas de soleil la nuit. Et aussi beaucoup moins en hiver qu’en été. Scientifiquement, c’est intéressant. Car notre plate-forme va devoir composer avec un budget énergétique fluctuant. Cela, pour nous, c’est nouveau. Nous avons, certes, l’habitude de travailler sur l’efficacité énergétique des plates-formes cloud, mais nous raisonnons alors sur des quantités d’énergie totale. Ici, en revanche, il faudra peut-être éteindre certaines de nos micromachines dans LivingFog à des moments donnés. Ou encore interrompre temporairement les communications radio qui, par définition, s’avèrent gourmandes en énergie. On pourrait également endormir certains capteurs pendant de longues périodes durant lesquelles il ne se passe rien d’intéressant.”
Devenu ainsi pilotable, le réseau ouvrirait aussi la porte à quantité de nouveaux usages. “Imaginez un hydrologue qui réveille des capteurs quand une rivière passe en crue. Un autre chercheur qui change des fréquences d’acquisition de données en fonction des propriétés qu’il souhaite observer. Un troisième qui allume les caméras parce que des marmottes viennent d’arriver…”
Une thèse de doctorat pluridisciplinaire
Financée par l’Université de Rennes, une thèse de doctorat pluridisciplinaire a commencé début octobre pour étudier des solutions à ces contraintes énergétiques nouvelles. Elle se situe au carrefour de l’informatique et des sciences de l’environnement. À noter au passage que l’université est partie prenante d’Iris-E, un projet lauréat du programme ‘Excellence sous toutes ses formes’ financé par le PIA3 et dont les recherches visent à soutenir la transition environnementale. Pour valider les travaux théoriques, un réseau expérimental sera implanté dans la zone humide située le long du cours d’eau qui traverse le campus scientifique de Beaulieu. “On va s’interdire tout branchement secteur pour se mettre dans les conditions réalistes.”
En soutien à ces recherches, Inria vient d’enclencher une Action de développement technologique. Baptisée Smart’Obs, “cette ADT nous permet d’avoir un ingénieur sur le projet pendant deux ans. Car au-delà des questions scientifiques portant sur la stratégie d’activation et de désactivation des machines, il y a un gros volet d’ingénierie matérielle et système. Par exemple, SmartSense transmet ses données par câble Ethernet. Or, il va falloir le doter d’une transmission Wi-Fi. Il faut aussi adapter les équipements pour qu’ils s’accommodent d’une certaine autonomie énergétique et supportent les rigueurs du climat. Car jusqu’à présent, nous étions en intérieur. De plus, nous devons entreprendre un important travail de développement logiciel de façon à ce que les scientifiques de la Terre puissent ensuite s’approprier l’outil pour leur travail de recherche. Il faut construire une solution fiable qui puisse être véritablement utilisée sur le terrain. Et cela pour des usages très hétérogènes.”
Vers la notion de jumeau numérique
Dans l’esprit de Guillaume Pierre, une autre idée commence à cheminer : “le jumeau numérique. On observe l’état du milieu naturel. On le mesure en temps réel pour alimenter un modèle mathématique de cet environnement. Ce qui permet de commencer à faire des analyses. D’abord pour vérifier si le modèle est correct : à partir des données d’entrée, les données de sorties produites par ce modèle correspondent-elles à ce que l’on peut observer dans le réel grâce à la plate-forme ? Si oui, on obtient une validation du modèle. Une fois cette validation effectuée, on peut jouer avec les paramètres. Exemple : que se passerait-t-il si toutes les conditions restaient les mêmes, mais que l’on élevait la température de 5°C ? Cela peut contribuer à étudier des phénomènes en rapport avec le changement climatique. Et quand on évoque ces perspectives avec des chercheurs en sciences naturelles, on commence à les faire rêver…”
[1] Magellan est une équipe Inria, CNRS, Université de Rennes, Insa Rennes et ENS Rennes, commune à l’Irisa.
[2] Taran est une équipe Inria, Université de Rennes et ENS Rennes, commune à l’Irisa.