Elles font le numérique #1
Date:
Mis à jour le 06/03/2025
Peux-tu nous retracer ton parcours ?
J’ai d'abord suivi une prépa avant d'intégrer l'ENSAI, une école d’ingénieur.es réputée pour son offre de formation en sciences des données (data science) alliant mathématiques appliquées, informatique et économie. Je me suis spécialisée en biostatistique, domaine interdisciplinaire qui applique des traitements statistiques à des données biologiques, et plus particulièrement dans le secteur de la santé publique. J’apprécie énormément cet aspect très concret, qui permet d’avoir un réel impact sur la société. Par la suite, j'ai rejoint le centre Bordeaux Population Health, l’un des plus grands centres français dédié à la recherche en épidémiologie et santé des populations, où j’ai réalisé ma thèse sur l’Utilisation des modèles dynamiques pour l’optimisation des traitements des patients infectés par le VIH. Puis, j'ai passé trois ans de post-doctorat à Boston, à la Harvard School of Public Health, dans le département de biostatistique. Là-bas, j'ai poursuivi mes travaux sur le VIH, mais davantage du côté de l’épidémie que de la modélisation du système immunitaire, avec pour objectif de trouver des solutions pour réduire l’ampleur d’une épidémie à l’échelle régionale.
En rentrant en France, je suis devenue chargée de recherche dans l’équipe-projet SISTM au Centre Inria de l’université de Bordeaux, en cotutelle avec l’Inserm. J’ai continué à travailler sur les thématiques liées aux maladies infectieuses en élargissant mes travaux à d’autres virus et au développement vaccinal.
Pourquoi as-tu choisi de faire ton post-doctorat aux Etats-Unis ?
Dans le cadre de ma poursuite académique après la thèse, mon directeur m’avait initialement suggéré de réaliser un post-doctorat en Angleterre, au MRC de Cambridge, un centre de recherche de renommée internationale. Toutefois, désireuse d’acquérir une expérience dans un contexte plus éloigné géographiquement, j’ai exploré d’autres opportunités dans des laboratoires de niveau équivalent, notamment aux États-Unis et en Norvège.
J’ai ainsi soumis plusieurs candidatures. Finalement, j’ai reçu deux offres simultanées : l’une à Boston et l’autre à Oslo. Après réflexion, j’ai choisi de rejoindre Boston à l’école de santé publique d’Harvard dans le département de Biostatistiques pour mon post-doctorat. Cependant, avant mon départ, j’ai eu l’opportunité d’effectuer un séjour d’un mois à Oslo en tant que chercheuse invitée, ce qui m’a permis de découvrir un autre environnement de recherche. Voir la recherche dans plusieurs pays est vraiment enrichissant.
Rejoindre le monde de la recherche a toujours été une évidence au cours de ton parcours ?
Oui et non. J’ai dans ma famille, plusieurs universitaires et ça m’a apporté une bonne connaissance de ce que pouvaient être les métiers de la recherche. Après, je suis du genre à faire des choix par conviction, parce que j’y crois, pas parce qu’on me dit de les faire. La recherche a un côté un peu plus « passion », qui laisse beaucoup de flexibilité, on peut travailler sur des sujets de notre choix.
Justement, est-ce que la recherche est pour toi une passion ?
Ce qui est certain, c’est que c’est un métier fascinant. Mes travaux offrent la possibilité d’avoir un véritable impact sur les politiques d’intervention en cas d’épidémies, les essais cliniques et le développement des vaccins. Cela permet d’agir concrètement sur la santé publique et la société. À ce titre, c’est indéniablement passionnant.
Prenons l'exemple du Covid : cette période a été particulièrement stimulante et captivante ! J’avais un réel besoin de comprendre. Grâce à nos outils de modélisation, nous étions non seulement capables de saisir ce qui se passait, mais aussi d’apporter notre aide
Peux-tu nous parler plus précisément des travaux de recherche de SISTM et de ton poste actuel ?
Chez SISTM, nous travaillons dans le domaine des statistiques appliquées à l’immunologie, la science qui étudie le système immunitaire. Notre objectif est de mieux comprendre les maladies infectieuses, leurs traitements et de contribuer au développement de vaccins. Pour ce faire, nous collaborons particulièrement avec le Vaccine Research Institute.
Nous analysons des données longitudinales, c’est-à-dire des données collectées sur une longue période. Ces données proviennent à la fois d'études précliniques sur la souris et le singe, et d'essais cliniques sur l’humain. Les données recueillies incluent des paramètres viraux (charge virale, cinétique d’élimination), immunologiques (titrage d'anticorps, réponse humorale), cellulaires (phénotypage des sous-populations immunitaires, activation), et transcriptomiques (profil d'expression génique). Pour les traiter de manière optimale, SISTM s'organise autour de trois axes principaux.
Le premier axe, dirigé par Boris Hejblum, porte sur l’apprentissage statistique en grande dimension. En effet, nous observons des milliers de marqueurs (données virales et immunitaires) sur un petit nombre d’individus. L’objectif est de trier l’information, de séparer le bruit de la vérité. Pour cela, nous appliquons des méthodes statistiques avancées dans une démarche de recherche méthodologique.
Le deuxième axe, que je dirige, concerne la modélisation mécaniste. Nous utilisons des équations différentielles pour comprendre les processus biologiques, notamment les dynamiques proie-prédateurs entre les virus et le système immunitaire. Nous modélisons les marqueurs sélectionnés en grande dimension afin de créer un "jumeau numérique" d’un essai clinique, afin de simuler ce qui se passe dans le corps lorsqu’un traitement est administré. Cela permet d’éliciter des stratégies de traitement ou de vaccination optimale.
Le troisième axe mené par Laura Richert, est la vaccinologie translationnelle. Ce domaine implique des MCUPH (maîtres de conférences des universités praticiens-hospitaliers) et des PUPH (professeurs des universités praticiens), qui bénéficient d'une formation médicale approfondie. Ils nous aident à interpréter les résultats des analyses d’essais cliniques et développent leur propre recherche sur le design d’essai clinique innovant. Leur travail permet de mettre en production les méthodes développées pour générer des résultats utilisés par notre partenaire afin de concevoir les nouveaux essais en collaboration avec le Vaccine Research Institute.
Était-ce une suite logique pour toi de diriger une équipe de recherche ? Était-ce un souhait de ta part ou une opportunité qui s’est offerte à toi ?
Rodolphe Thiébaut, ancien responsable de SISTM, a pris la direction du centre Inserm Bordeaux Population Health. Ses nouvelles responsabilités ne lui permettaient plus d’assurer simultanément la direction d’une équipe de recherche, ce qui l’a amené à réfléchir à sa succession. De mon côté, j’ai accueilli l’idée de reprendre ce rôle avec intérêt, sans l’avoir envisagée comme une ambition personnelle, mais plutôt comme une opportunité qui s’est présentée à moi. J’aime réfléchir de manière collective sur des objectifs scientifiques. Je suis donc très heureuse d’avoir pris en charge cette coordination.
De quoi es-tu la plus fière dans ton travail ?
Au titre de responsable, ce dont je suis le plus fière, c’est la dynamique collaborative qui permet un travail efficace entre les différents axes de l’équipe. Un exemple marquant est notre contribution dans un projet européen aux essais PREVAC/PREVAC-UP, qui évaluent la sécurité et l’efficacité de différentes stratégies vaccinales contre le virus Ebola en Afrique de l’Ouest.
A noter, parmi les stratégies testées, nous avions participé, via les projets européens EBOVAC, à la mise sur le marché du vaccin Ad26.ZEBOV, MVA-BN-Filo développé par Janssen. Nous avons combiné modélisation mécaniste et analyse intégrative de données de grande dimension, avec une approche translationnelle visant une meilleure interprétation des résultats. Tous les axes travaillent ensemble sur ce projet européen et l’impact sur la société est bien réel.
A titre plus personnel, mon objectif est de rendre les modèles mécanistiques suffisamment précis pour anticiper l’évolution à long terme des réponses vaccinales, un véritable défi prospectif ! À cet égard, je peux citer Marie Alexandre, une ancienne doctorante, dont les travaux publiés dans Nature Vaccine ont confirmé la robustesse de nos prédictions. C’est toujours gratifiant de constater, après plusieurs années, que les projections issues de nos modèles restent pertinentes et reflètent fidèlement les données empiriques recueillies.
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Ce dont je suis le plus fière, c’est la dynamique collaborative qui permet un travail efficace entre les différents axes de l’équipe.
Est-ce qu’il y a une inspiration qui a nourri ton parcours ? Une figure motivante, un élément déclencheur ?
Je peux, par exemple, citer Daniel Commenges, mon directeur de thèse. C’est un des papes de la biostatistique, il a construit une véritable école à Bordeaux. Il avait une vision de la science très méthodique. Quand certains publient quatre articles pour parler du même sujet, il voulait limiter le bruit scientifique au profit de l’information et de la connaissance. Il tenait donc à sur valider les résultats pour publier moins mais mieux. Je l’ai toujours trouvé très inspirant. Il m’a apporté un sens de la rigueur dont j’essaye de faire preuve encore aujourd’hui.
Tu évolues donc dans le monde de la recherche, de la santé et du numérique, des milieux plutôt masculins. As-tu ressenti des difficultés à te faire une place ?
La réponse est mitigée : cela dépend du contexte. Par exemple, chez Inria, environ 19% des chargés de recherche sont des femmes. En revanche, au Bordeaux Population Health, la proportion féminine atteint environ 60 %, en raison de l’orientation santé du domaine. Toutefois, les postes à hautes responsabilités restent majoritairement occupés par des hommes.
En tant que femme chargée de recherche, je cumule les activités d’expertise (participation quasi annuelle à des jurys de recrutement, vice-présidente de l’ANR, comité ANRS…), tout cela afin de garantir une représentation de 50 % de femmes, alors même qu’elles ne constituent que quelques pourcents du vivier de candidatures. Ces engagements deviennent souvent une responsabilité implicite, voire une nécessité. Toutefois, ils réduisent le temps disponible pour d’autres missions essentielles, comme la rédaction d’articles scientifiques. Les politiques actuelles, bien que visant une plus grande égalité, génèrent des contraintes qui peuvent s’avérer contre-productives, et il reste difficile d’identifier des solutions réellement efficaces.
D’après toi, qu’est ce qui pourrait être mis en œuvre pour réduire l’écart femmes/hommes dans le domaine de la recherche ?
Il faudrait commencer par changer les mentalités dès le plus jeune âge.
Beaucoup disent « il faut que les hommes arrêtent d’avoir tel comportement ». C’est vrai, oui ! Mais il faut aussi que les femmes prennent confiance, qu’elles s’imposent, qu’elles osent se positionner. Mais je sais que ce n’est pas simple, il y a un stéréotype de genre hyper ancré dès le début.
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Il faudrait commencer par changer les mentalités dès le plus jeune âge.
Au cours de ton parcours, on a vu que tu avais été amenée à voyager (Boston, Oslo…). As-tu constaté des différences culturelles concernant ces questions de parité ?
Je n’y suis pas restée assez longtemps pour vraiment le voir en action, mais en Norvège les questions de parité et de congé maternité me semblent bien plus ancrées et donc mieux traitées dans leur culture et de fait, dans la société. En revanche aux États-Unis c’est un enfer pour les femmes. Elles travaillent jusqu’au jour de leur accouchement, il n’y a que peu de facilitations pour mener sa carrière en parallèle.
Est-ce qu’en dehors de la recherche tu as un passe-temps, une passion ?
Le patinage artistique. C'est une passion que j’ai commencée très jeune et que j'ai toujours poursuivie. Après avoir patiné en compétition pendant des années, je suis passée de l’autre côté de la barrière et j’ai continué à m’impliquer dans le sport en tant que juge. Cela fait plus de 20 ans maintenant. Cette année, j’ai validé le dernier examen qui me permet désormais de juger toutes les compétitions, y compris les Jeux Olympiques ! En France nous ne sommes que 7 à avoir cette qualification. Fin février, je vais juger les championnats du monde junior et en décembre dernier, j’étais à la finale des Grands Prix. Je suis également très impliquée dans la fédération.
Ta vie se divise donc entre la recherche et le patinage et ta vie de famille. En plus de ça, tu gères aussi une vie de famille.
Est-ce que ces 3 points, très différents les uns des autres, t’aident à trouver un équilibre ?
Parfois, je me demande si j’aurais été plus performante dans un domaine si j’en avais écarté un autre. Mais au final, on n’a qu’une seule vie, alors je donne le meilleur de moi-même dans chaque aspect et je me laisse guider. C’est comme un joli collier de perles.
Tu as un mantra dans la vie ?
Ma grand-mère me disait toujours « Tu dormiras quand tu seras morte », cette expression me faire rire. Quand je suis fatiguée j’y pense.
Pour terminer, est-ce qu’il y a un conseil que tu voudrais partager avec les prochaines générations, notamment avec les lycéennes ou étudiantes en plein questionnement d’orientation scolaire ?
Il faut oser, persévérer. Jacques Brel disait qu’il n’y a pas de talent naturel, il n’y a que du travail et je pense sincèrement la même chose. Il faut se donner les moyens de ses ambitions.
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Il faut oser, persévérer (…) se donner les moyens de ses ambitions.