Prédire les pensées, un défi atteignable ?
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Mis à jour le 05/03/2025
« À l’heure actuelle, l’activité cérébrale est observée grâce à l’IRM fonctionnelle : celle-ci permet de repérer l’augmentation de la consommation d’oxygène dans les différentes zones du cerveau lorsqu’une personne réalise une tâche particulière, comme lire ou bouger les doigts, expose Demian Wassermann, directeur de recherche au sein de l’équipe-projet Mind d’Inria (commune au centre Inria de Saclay et au CEA). Mais ces expériences présentent des biais liés à leur conception ou aux attentes de l’expérimentateur, qui risque de ne se concentrer que sur ce qu’il cherche justement à observer. Notre but consistait donc à établir une mesure objective de l’activité cérébrale, qui nous permette de savoir d’une part, si les études basées sur l’IRMf menées jusqu’ici étaient pertinentes et d’autre part, s’il restait des fonctions cognitives à dévoiler. »
Pour y parvenir, un projet de recherche international est mis en place. En France, il rassemble le groupe d’imagerie neurofonctionnelle (GIN - CNRS/CEA/Université de Bordeaux) et l’équipe-projet Mind, justement spécialisée dans les modèles et inférences pour les données de neuroimagerie.
Comment les chercheurs procèdent-ils ? D’abord, ils conçoivent des algorithmes d’intelligence artificielle capables d’extraire, à partir d’une base de données d’imagerie (Neurosynth), 506 cartographies liant activité cérébrale observée à l’IRMf et fonctions cognitives. Puis ils compilent celles-ci au sein d’un « morphospace » (une représentation graphique) en 3D. Celui-ci, qui ressemble d’ailleurs étonnamment à un neurone, dispose de plusieurs branches. Chacune d’elles représente une grande fonction cognitive : la mémoire, le langage, les mouvements, etc. Et au sein de celles-ci se trouvent les différents domaines afférents ; par exemple, sur la branche « émotions » se situent la peur, la joie, la tristesse… Quant au centre du morphospace, il regroupe les fonctions plus transversales et encore mal définies, comme la conscience.
L’équipe procède ensuite à la validation de cette organisation en projetant dans le morphospace plus de 800 cartographies issues d’une autre base de données d’imagerie (Neuroquery). Résultat : les chercheurs constatent que les activités localisées par ces cartographies correspondent bien aux zones définies par le morphospace. « Cette vérification a démontré que non seulement notre morphospace était bien conçu, mais que les études d’IRMf l’étaient également, puisque leurs images s’inscrivaient dans les bons domaines du morphospace », note Valentina Pacella, postdoctorante au GIN lors de l’étude et aujourd’hui chercheuse au Centre des neurosciences cognitives de l’école universitaire d’études avancées de Pavie (Italie).
Une première conclusion qui valide l’étape initiale du projet… mais pas seulement. Car la concrétisation de cette nouvelle façon de comprendre et de visualiser la cognition offre une opportunité majeure : celle de pouvoir deviner, à partir d’une image du cerveau, l’activité cérébrale en jeu. Afin d’en apporter la preuve, les chercheurs optent pour une expérience originale : essayer de lire dans les pensées de personnes visionnant des scènes de films.
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Nous avons pu donner un caractère sémantique à une activité cérébrale.
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Chercheur membre de l'équipe-projet MIND
« Les activités que les participants aux études en IRMf réalisent habituellement sont assez artificielles et conçues pour répondre aux attentes de l’expérimentateur, détaille Demian Wassermann. Il s’agit par exemple de choisir sur un écran l’image correspondant à un mot entendu. Certains laboratoires ont estimé que faire regarder un film, ou écouter la radio, donnait une compréhension de l’activité cérébrale humaine plus réaliste, plus « naturelle ». Les données générées sont en outre très nombreuses car elles sont à la fois liées au fait de regarder un film, mais également à ce qui se passe dans le film en lui-même.» Les scientifiques de Mind et du GIN puisent donc dans de telles études et projettent les cartographies obtenues au cours de celles-ci dans leur morphospace. Et ils parviennent à prédire ce que pensent les participants à chaque seconde de chaque scène.
Par exemple, chez ceux qui ont observé la scène du film « Maman j’ai raté l’avion » où l’enfant descend dans le sous-sol et est effrayé par la chaudière, le morphospace a décodé une activation croissante des zones cérébrales liées à l’attention, au rythme et la mémoire à mesure que l’effroi grandit chez l’enfant, puis une activation des zones liées à l’imitation lorsqu’il s’enfuit du sous-sol. « Comme si les participants se retrouvaient eux-mêmes dans la scène et compatissaient avec le personnage principal », s’amuse Valentina Pacella.
De même, chez les personnes ayant regardé une scène de « Star Wars » épisode V, dans laquelle Luke Skywalker se fait attaquer par un monstre des neiges : avant l’attaque, le morphospace a repéré une activation des zones de conscience, de décodage ; et pendant, une activation des zones liées à des états plus actifs, comme l’attention directionnelle, le traitement d’informations visuelles, etc. En résumé, « nous avons pu donner un caractère sémantique à une activité cérébrale », s’enthousiasme Demian Wassermann.
« Nos résultats n’auraient jamais pu être obtenus sans la bonne volonté de tous les chercheurs qui ont regroupé leurs données dans des bases accessibles gratuitement, tout en veillant à respecter l’anonymat des participants à leurs études, note Demian Wassermann. De même, nous nous sommes appuyés sur le travail de ceux qui ont publié des algorithmes d’IA pour développer nos propres algorithmes d’IA et analyse de données. »
Le chercheur souligne également que la qualité de leur étude, publiée dans Nature Communications en septembre 2024, tient aussi à l’aspect « inter » de la collaboration : internationale (les chercheurs qui y ont participé viennent de France, d’Argentine, d’Italie, des Pays-Bas), inter-régionale (de Bordeaux à Saclay) et inter-institutionnelle (CEA, CNRS, Inria, universités étrangères).
Fort de ce nouvel outil, sera-t-on alors capable de lire dans les pensées en calquant simplement les images d’IRMf sur le morphospace ? Pas tout de suite, pondèrent les chercheurs. « La cognition humaine est si complexe et les réseaux de neurones sont si intriqués qu’il est difficile de prédire précisément des fonctions cognitives, tempère Valentina Pacella. Mais la création du morphospace constitue un pas de géant vers le futur. »
L’équipe compte bien poursuivre dans cette direction : Demian Wassermann et ses collègues vont continuer à développer le morphospace en y intégrant encore plus de données et en concevant des algorithmes d’IA plus précis. Ce qui permettra d’affiner, à l’avenir, la prédiction de pensées.
En attendant, leur étude ouvre déjà la voie à deux applications. La première permettra à des chercheurs de valider une démarche : « Ceux qui mèneront une expérimentation avec l’IRMf pourront s’appuyer sur notre morphospace pour vérifier que leurs résultats s’alignent avec notre représentation et donc que leur protocole est bien conçu, détaille Valentina Pacella.
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Sur le plan clinique, les scientifiques étudiant les troubles de l’attention pourront s’assurer, en projetant les observations réalisées sur des cerveaux sains dans le morphospace, que leur expérience permet bien d’analyser l’attention, avant de la répliquer chez des patients présentant des symptômes.
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Chercheuse au Centre des neurosciences cognitives de l’école universitaire d’études avancées de Pavie (Italie)
Quant à la seconde, elle découle du deuxième objectif visé à l’origine par les chercheurs : l’identification de nouvelles fonctions cognitives. « Nous pensons que les vides restant dans le morphospace représentent des fonctions qui n’ont pas encore été décrites ou étudiées avec suffisamment de précision, poursuit la neuropsychologue. Les chercheurs pourront émettre des hypothèses sur celles-ci et les projeter dans notre représentation pour la compléter. »
Demian Wassermann compare d’ailleurs le morphospace à la table de Mendeleïev : « Lorsqu’il l’a mise au point, il y manquait des éléments. Cela ne signifiait pas que son système n’était pas parfait, au contraire : cela indiquait qu’il restait des éléments à découvrir. » De la même manière, le morphospace ouvre la voie à une meilleure compréhension de la cognition humaine… aux neuroscientifiques de s’en saisir désormais.