Modéliser pour anticiper
Ce que Stanley Durrleman aime dans les mathématiques, c’est leur capacité à « modéliser le monde qui nous entoure pour expliquer ses phénomènes et arriver à en rendre compte ». C’est aussi la façon dont ce langage permet d’anticiper ce qui va se passer et d’avoir prise sur un système.
De nombreuses personnes ont influencé Stanley Durrleman au cours des différentes étapes qui l’ont conduit jusqu’à la recherche. Si Nicholas Ayache lui a montré la voie de la médecine numérique, c’est auprès d’Alain Trouvé, alors chercheur au Centre de mathématiques de l’ENS Cachan et coencadrant de sa thèse, qu’il a compris la puissance de la modélisation mathématique et de sa confrontation avec l’expérimentation numérique. Ses nombreux collaborateurs à l’ICM lui ont quant à eux donné envie d’intégrer à ses modèles de nouveaux marqueurs (données génétiques, psychométriques, capteurs…) pour mieux faire face aux défis de la neurologie de demain.
Tout naturellement, il se lance donc en 2001 dans une maîtrise de mathématiques appliquées. L’informatique viendra après, quand il comprendra son intérêt comme outil d’expérimentation numérique. Cette « paillasse du mathématicien » permet de concrétiser l’expérience de pensée de la modélisation mathématique, et de la confronter expérimentalement à la réalité, aux données mesurées.
Plus que les sciences du vivant en elles-mêmes, ce qui l’attire ce sont les problèmes complexes. L’application ? C’est égal. Cela aurait pu être aussi bien de la physique ou de l’ingénierie. Le jeu des circonstances fait qu’en 2006 il entre, pour sa thèse, dans l’équipe-projet Asclépios de Nicholas Ayache, pionnier de l’analyse informatique des images médicales.
Ce sera donc la médecine, via l’imagerie médicale, et plus précisément les neurosciences. De quoi répondre à ses envies de complexité.
Construire une histoire du cerveau
Stanley Durrleman s’appuie dans son travail sur des bases de données cérébrales qu’on appelle « longitudinales » : des séries de clichés d’imagerie médicale et d’observations cliniques prises à différents moments de la vie de patients. Si chaque personne est différente, ces données individuelles, une fois agrégées, permettent de construire une vision synthétique du cerveau, de sa structure et de ses fonctions. Et de leur évolution au cours du temps.
Mais quel est l’intérêt de ces modélisations ? D’abord, en termes de recherche fondamentale, « ces constructions numériques permettent de rendre compte de la transformation du cerveau au cours du vieillissement », explique le chercheur, que ce soit en situation normale ou dans le cas d’une maladie neurodégénérative. En comparant des trajectoires différentes, on peut émettre des hypothèses sur les mécanismes biologiques à l’œuvre.
Comprendre l’évolution des maladies neurodégénératives
Sur le plan clinique aussi ces modèles sont porteurs d’espoirs. Rien qu’en France, plus d’un million de personnes sont touchées par des maladies neurodégénératives. Ces pathologies sont souvent diagnostiquées tardivement, à l’apparition des premiers symptômes, alors que des altérations seraient décelables dans le cerveau des patients dix à vingt ans avant que la maladie ne se déclare. Faute de traitement efficace, disposer d’un outil identifiant ces signaux précurseurs permettrait tout de même d’anticiper et d’améliorer la prise en charge des patients.
Ce qui lui a donné le plus de fil à retordre
La prise en compte de l’aspect dynamique n’a pas été évidente. Les méthodes d’apprentissage statistique fonctionnent très bien sur quelque chose de fixe, mais prédire l’évolution dans le temps de patients, surtout quand on les voit finalement peu, est plus compliqué. C’est l’apport de la géométrie différentielle qui a permis de faire sauter ce verrou d’un point de vue conceptuel.
Mais l’enjeu n’est pas que diagnostique. Il s’agit également de pouvoir faire du pronostic, en synthétisant par ordinateur la façon dont ces maladies progressent sur de très longues périodes de temps, des dizaines d’années souvent. Modéliser l’évolution du cerveau au long cours dans ces pathologies, grâce aux données d’imagerie structurale, fonctionnelle, de métabolisme cérébral, permet de constater que de nombreux processus s’altèrent et dysfonctionnent. Et de comprendre ce qui va donner naissance à différents types de symptômes et in fine aux pathologies.
Apporter une aide à la décision thérapeutique
Depuis plusieurs années, Stanley Durrleman s’est attelé à modéliser la progression des pathologies du cerveau. En 2016, il recevait une bourse prestigieuse, l’ERC Starting Grant, pour développer les méthodes et les algorithmes pour construire ces modèles dynamiques. Cinq ans plus tard, ceux-ci ont fait la preuve de leur grande fiabilité dans la prévision de l’évolution des signes cliniques et radiologiques de patients, et ce jusqu’à trois à quatre ans dans le futur.
D’ailleurs, « ils devraient être prochainement implémentés dans un système d’aide à la décision pour les neurologues au sein de l’institut de la mémoire et de la maladie d’Alzheimer (im2a) de la Pitié-Salpêtrière », s’enthousiasme Stanley Durrleman. Ses travaux se sont également élargis à la maladie de Parkinson et la chorée de Huntington, démontrant que les principes algorithmiques qui sous-tendent les modèles développés par le chercheur et son équipe sont généraux.
Stanley Durrleman en cinq dates
2010 : second prix de thèse Gilles Kahn de la Société informatique de France (SIF)
2011 : intègre l’équipe Aramis (Inria et Institut du cerveau - ICM)
2016 : bourse ERC Starting Grant pour ses recherches sur la modélisation dynamique du vieillissement cérébral
2019 : premier lauréat européen des Sanofi iDEA Awards
2020 : Prix Inria – Académie des sciences jeune chercheur
Mieux cibler les essais thérapeutiques pour espérer mieux soigner
Ces modèles répondent également à l’ambition d’aller plus loin dans la prise en charge thérapeutique. À l’heure actuelle, nous ne disposons que de très peu de médicaments pour contrer ces pathologies. Beaucoup d’essais ont échoué et les rares traitements disponibles sont essentiellement symptomatiques. On peut bien sûr penser que les bonnes molécules n’ont simplement pas encore été trouvées. Mais Stanley Durrleman fait une autre hypothèse : « Ces échecs sont aussi dus à une mauvaise conception des essais thérapeutiques, qui partent du postulat que la maladie progresse au même rythme à tous ses stades ». Or, ses travaux ont justement démontré le contraire. Et comme il est difficile de sélectionner des patients à des stades très précis, le risque est grand de noyer l’effet attendu. Le chercheur pense justement que ses outils vont permettre d’identifier des patients au moment le plus opportun de leur maladie pour démontrer l’efficacité d’un traitement.
Comment ? Certains motifs d’atrophie cérébrale, certaines évaluations neurologiques constituent de véritables « signatures » qui permettent de placer un patient individuel sur une trajectoire pathologique. « On peut donc sélectionner ceux qui, sur la fonction cible de la molécule testée, se situent juste avant la phase de déclin », précise Stanley Durrleman. Et donc vérifier si, dans le cours de l’essai thérapeutique, la trajectoire de ceux ayant reçu le candidat médicament a significativement varié par rapport à ceux du groupe contrôle. Une approche qui a attiré l’attention du laboratoire pharmaceutique Sanofi, qui lui a attribué un iDEA Award, ainsi qu’un contrat de partenariat dans le cadre du développement d’un candidat médicament très prometteur dans la maladie de Parkinson. L’occasion, pour l’équipe, d’apporter un éclairage complémentaire et de confronter son modèle expérimental à un cas concret.