Enfant, Olivier Bernard rêvait de devenir garde forestier pour pouvoir observer les arbres dans le grand laboratoire du vivant. Mais trouvant leur évolution trop lente, le jeune Ardéchois leur préfèrera finalement la valse à mille temps des algues microscopiques de l’océan. « Dans les écosystèmes terrestres, les organismes vivants orchestrent en quelque sorte leur propre symphonie, » analyse Olivier. « Chaque cellule connait son instrument et sa partition. Or cette cohérence ne préexiste pas aux écosystèmes aquatiques : seule une main extérieure peut s’inviter comme chef d’orchestre de collaborations inédites et complexes. C’est infini et fascinant. » Ce qu'Olivier ignorait encore, c’est que cette passion devenue expertise allait s’avérer précieuse pour affronter un autre rythme sur le point de s'emballer : celui des dérèglements climatiques.
Aujourd’hui à la tête d’une équipe de recherche pluridisciplinaire commune à quatre instituts de recherche (CNRS, Inrae, Inria, Sorbonne Université), Olivier continue d’exiger des réponses rapides pour les générations présentes et futures. La quête de son équipe tient en deux verbes d’action : modéliser et optimiser. Dans un premier temps, ils feront appel aux modèles mathématiques pour prédire, avant la fin du siècle, la biodiversité microscopique des écosystèmes océaniques compte tenu des bouleversements climatiques attendus. Ils pourront ensuite dans un deuxième temps proposer des stratégies optimales, à la fois technologiques et biologiques, pour atténuer voire contrer notre impact néfaste sur l’environnement.
Comprendre la capacité d’adaptation du phytoplancton et simuler l’océan de demain
Pour pouvoir changer le monde, il faut d’abord comprendre ce qu’il risque de devenir. Et à en croire nos chercheurs amphibies, les modèles mathématiques ont tout ce qu’il faut pour faire parler le vivant. Travaillant à partir des cinq scénarios du GIEC, ils vont mettre en place des expériences innovantes dans les locaux du Laboratoire d'Océanographie de Villefranche-sur-Mer (LOV). Le but de leurs protocoles : évaluer la plasticité des micro-organismes et leur capacité à faire face à l’évolution du climat.
Verbatim
Si nous nous intéressons tant aux bactéries et aux microalgues qui composent le phytoplancton, c’est avant tout pour leur capacité à s’adapter rapidement aux changements. En les plaçant dans des bioréacteurs, c’est-à-dire des environnements que nous pouvons contrôler techniquement, nous pouvons calculer les pressions de sélection à leur faire subir, pour évaluer en accéléré, sur une échelle de temps de quelques années leur capacité d’adaptation dans l’océan. Bref, nous prédisons leur avenir avec la véritable boule de cristal du XXIe siècle : la modélisation informatique.
Directeur de recherche au Centre Inria d’Université Côte d’Azur
Autre caractéristique du phytoplancton qui intéresse tant nos chercheurs et chercheuses : ils sont le maillon initial de la chaîne trophique. Autrement dit, ce sont les premiers à insuffler énergie et matière dans le grand réseau alimentaire de l’écosystème marin. Modéliser l’impact des rejets de CO2 sur la biodiversité au sein du phytoplancton, cela revient à dire si la vie pourra se développer en abondance dans l’océan de demain. Deux scénarios sont possibles : soit tout va trop vite et les espèces qui composent le phytoplancton n’arrivent pas à s’adapter, créant des espaces monospécifiques dans lesquels leurs prédateurs ne trouveront plus aucune nourriture. Soit les micro-organismes s’adaptent mieux que prévu, générant au passage davantage de biodiversité. « Les deux vont se produire, selon les régions du globe observées, » prévient Olivier. « À nous de cartographier l’océan de demain à partir de la plasticité de nos micro-organismes, même si nous redoutons déjà davantage de perte de biodiversité que de gains. »
Apprivoiser les écosystèmes microbiens avec l’IA
La deuxième mission de Biocore, c’est Francesca Casagli, chercheuse issue de l’ingénierie environnementale, qui en parle le mieux sur la scène du dernier TEDx Cannes. Elle explique notamment comment la modélisation informatique lui permet de voir toute la complexité de l'invisible, mais aussi de modéliser toutes les collaborations microbiennes et algales possibles et leurs conséquences. Les océanographes Antoine Sciandra et Lionel Guidi du Laboratoire d'Océanographie de Villefranche-sur-Mer réalisent expériences et mesures en mer permettant de valider ces modèles et d'en améliorer le pouvoir prédictif. Et pour traiter la somme colossale de données collectées, les réseaux neuronaux artificiels prennent le relais. Sans eux, les informations clés cachées dans ces données risqueraient d’échapper aux limitations du cerveau humain.
Si l’équipe met toutes les sciences de son côté, c’est parce que le temps presse. Phosphore et azote sont des ressources rares, donc précieuses. L'azote, ingrédient essentiel pour la construction des protéines dans le corps humain, est tout aussi stratégique pour l’agriculture. Or à l’heure actuelle, pour fabriquer 1 kg d’engrais azoté à partir d’azote atmosphérique, il faut 1 kg de pétrole. Quant au phosphore, ses stocks terrestres ont beau se réduire comme peau de chagrin, les batteries de voiture n’en ont jamais été aussi friandes.
Le défi est donc environnemental, économique et monumental. Car ces bioréacteurs sont des usines hautement sophistiquées, remplies de cellules capables de se diviser elles-mêmes et de survivre à des conditions extrêmes. La modélisation de tels systèmes vivants est suffisamment complexe en soi. Ajoutez la multitude de facteurs influençant des phénomènes aussi complexes que le climat et il devient encore plus difficile de manipuler et interpréter les représentations mathématiques et informatiques de ces systèmes.
Pour relever ce défi ambitieux, l’équipe compte sur des outils mathématiques puissants : ceux de la théorie du contrôle. Ce sont eux qui vont permettre d’anticiper l’évolution des systèmes, mais aussi de les contrôler voire de les optimiser (voir encadré). Il faut dire que la récompense est à la hauteur de l’enjeu : y parvenir reviendrait à dépolluer sans gaspiller, ou encore à recycler d’une façon qui soit efficace sur tous les plans - émissions environnementales, coûts, énergie et énergie renouvelable. C'est la promesse de faire tourner le cycle des eaux usées dans l’autre sens : celui de l’économie circulaire.
Chronique des amitiés subaquatiques : plongez et voyez
Vous voici immergé dans une piscine remplie d’une eau verdâtre tirant sur le marron. Pas de panique, car bien que remplie de contaminants, cette piscine est pleine de promesses. Ajustez votre masque et observez : des microalgues et bactéries gravitent autour de molécules de phosphore et d’azote.
- Le phytoplancton
Il raffole de tout le dioxyde de carbone émis par l’industrie, mais aussi du phosphore et de l’azote contenus dans les eaux usées. Laisser le phytoplancton y proliférer permet de recycler ces molécules en protéines et autres molécules particulièrement intéressantes pour la production de bioplastiques, biofertilisants et même biocarburants.
- Les bactéries
Friandes de l’oxygène produit par la photosynthèse du phytoplancton, elles ont tout avantage à lui prêter main forte. En échange, elles lui renvoient des vitamines pour sa croissance et encore plus de dioxyde de carbone pour sa photosynthèse. Bref, un vrai cercle vertueux !
- Les modèles mathématiques et l’IA
Ils interviennent là où l’histoire se complique. Quand des milliards de scénarios de collaboration sont possibles entre des milliards d’espèces, lesquels choisir et affiner pour apporter des réponses rapides à l’emballement climatique ? Les outils de théorie du contrôle vont ainsi permettre de déterminer les conditions de fonctionnement optimales et réalisables tout en garantissant la pérennité d'un comportement souhaité, voire l'optimisation de critères tels que la productivité ou les coûts d'exploitation. Ces études fournissent un cadre théorique et des stratégies pour optimiser ces systèmes et les rendre plus efficaces. Elles constituent aussi la base de travail de startups comme Inalve et DareWin.
Analyser le véritable impact environnemental des solutions en vue de leur industrialisation
Proposer des solutions nouvelles aux défis environnementaux, c’est bien. Être en mesure d’évaluer leur véritable impact environnemental, c’est mieux. C’est généralement à cette étape que les surprises apparaissent, et c’est aussi tout l’enjeu du troisième et dernier volet de la mission de Biocore sur les terres de l’Analyse du cycle de vie. Cette science évalue l’impact d’un bien ou d’un service sur l’environnement dans un objectif d'écoconception et pour réduire son empreinte environnementale. Or détricoter fil par fil le système qui a permis de produire un bien ou service nécessite des bases de données géantes. Aux chercheurs et chercheuses de les croiser pour évaluer, de manière directe et indirecte, tout ce qu’un produit rejette vers le milieu et ses conséquences.
« Grâce à ce travail d’analyse propulsé par la modélisation informatique, nous pouvons évaluer nos propres bioprocédés et solutions, mais cela permet aussi au citoyen lambda d’évaluer les siennes », explique Olivier. C’est ce qui a déjà permis à l’équipe d’identifier les maillons faibles de ses écosystèmes artificiels microbiens en termes de pollution. En ligne de mire : les volumes d’eau qu’il convient d’agiter pour stimuler la prolifération du phytoplancton. Les chercheurs ont donc imaginé de grands rouleaux à base de biofilms tournant sur eux-mêmes pour permettre aux microalgues qui y sont collées de se développer beaucoup plus rapidement, avec des besoins énergétiques réduits. « Au lieu d’agiter l’eau, nous avons choisi de faire bouger le support, » résume Olivier. Une fois les brevets déposés, c’est la startup Inalve qui a pris le relais industriel dès 2016 pour commercialiser ces algues, notamment comme alternative durable aux farines de poisson et au soja dans l’aquaculture. Une autre startup s’apprête à voir le jour pour repousser encore plus loin l’horizon scientifique avec l’équipe et domestiquer l’évolution naturelle.
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La bien nommée DareWin a pour mission d'accélérer l'évolution de manière ciblée. Son objectif : faire émerger, par le processus de sélection naturelle, de nouveaux organismes aux caractéristiques optimisées, tels que des individus plus riches en lipides pour la production de biocarburants, ou plus performants dans le recyclage de l'azote. Cette approche repose sur des conditions de culture optimales, établies et validées grâce à nos modèles, favorisant ainsi la croissance rapide des organismes souhaités. Bref, au-delà des simples prédictions écologiques, la modélisation permet à notre équipe de maximiser et d'améliorer le rendement des écosystèmes étudiés.
Chercheur en contrôle et biomathématiques au Centre Inria d’Université Côte d’Azur
Lauréate du concours d’innovation des startups deeptech i-PhD dans la catégorie Pharmacie & Biotechnologies, DareWin présente une approche innovante de sélection darwinienne dynamique afin d’augmenter naturellement la productivité des microalgues. Les preuves de concept montrent qu’il est possible d’obtenir des gains supérieurs à 100% après quelques mois de sélection.
Si la température augmente de tant de degrés, DareWin déterminera les conditions mathématiques pour sélectionner des cellules de micro-organismes plus efficaces autour d'une ressource donnée. Ces calculs sont d’autant plus complexes que les stratégies de sélection de DareWin s’appliquent, non pas sur un siècle mais sur un an. De quoi apporter des réponses rapides aux urgences de l’environnement comme à celles de l’agriculture, en proposant notamment des alternatives durables aux OGM. Et ce n’est là qu’un exemple des multiples horizons que les bioprocédés mis au point par les chercheurs sont appelés à tracer dans un contexte de défis environnementaux toujours plus complexes.
Vous l’aurez compris, leurs motivations sont presque aussi nombreuses que les scénarios de collaboration entre bactéries et phytoplancton. Mais au moment de quitter Olivier et ses chefs d’orchestre de l’invisible, une dernière question nous titille…
- Monstres mathématiques, amitiés subaquatiques, deep sea learning : qu’est-ce qui est le puissant dans tout ça ?
- Connecter sans cesse les mathématiques aux urgences du monde réel, c’est ça le plus puissant.
Au fait, algue ou poisson ? Telle est la question…
Savez-vous pourquoi nous courons tous après le poisson ? Pour les acides gras polyinsaturés oméga-3 à longue chaîne qu’il est pourtant bien incapable de produire. Le poisson se contente en effet de manger du zooplancton qui a ingéré les phytoplanctons qui, eux, produisent tous ces aliments nécessaires au bon fonctionnement de notre cerveau. Ne serait-il donc pas plus simple, efficace et durable de mettre les algues directement dans l’assiette ? Sauf si vous regrettez déjà le temps où l’on vous servait du poisson à la cantine le vendredi. À vous de voir…